Tadayoi #3

III

Je déclare qu’il faut un courage surhumain, une dose de patience à toute épreuve et une bien sereine indifférence en tout pour aller aujourd’hui dans ce qu’on appelle le monde, et subir avec un visage souriant les bavardages ineptes qu’on entend à propos de tout.
Maupassant

Sans Ieyasu Tokugawa, les Japonais ressembleraient peut-être à des Espganols…

Plus encore que l’âme, certains Japonais ont le coeur d’un professeur : à l’ouvrage. Retournant, rapiéçant, réagençant mots et idées, ils vous bombardent sans répit d’images plus inventives à chaque salve, enhardis par l’étincelle de compréhension dont ils croient déceler les frémissements.

Bien sûr, l’artillerie ne fait pas dans la dentelle et tirer la substantifique moëlle exige souvent de viser au jugé. Pas de pudeur d’universitaire : provoquer d’abord, discuter ensuite.
Quelle saine approche ! Loin de ces morpions cramponnées à un pseudo-savoir, qu’une bourrasque salvatrice balaierait joyeusement s’ils ne s’y étaient arrimés comme si leur vie en dépendait – et leur égo plus solidement encore. 

Voilà une thèse qui est la concision même : les Japonais sans le shôgun le plus célèbre de leur histoire eussent été des Espagnols. Le hardi résumé par le professeur d’un jour de celle de l’écrivain Ryôtarô Shiba, qui faisait grief au premier des Tokugawa d’avoir modelé ses sujets à son image : calculateurs, industrieux et sans fantaisie. Non qu’il concèdât à un seul être la capacité de façonner le caractère de tout un peuple, encore que je n’en sache trop rien d’ailleurs.

Ieyasu Tokugawa incarne en tout cas à merveille l’esprit d’un temps qu’il a indéniablement contribué à bâtir.
C’est sous son shôgunat (et celui de ses descendants) que se fixe l’essentiel des moeurs japonaises observables aujourd’hui. Habits, alimentation, architecture, administration : des sushis au kabuki, le quotidien
« à la japonaise » n’a guère tremblé en 400 ans.

Entre autres rhabillages d’hiver, la période Edo a donné à la société japonaise sa devanture austère et pète-sec. La couleur – à entendre en Japonais comme lorsqu’associé à certains autres, ce kanji prend une nuance érotique (par exemple 好色) – est définitivement remisée à l’arrière-boutique, dans l’ombre où tout le génie du Japon est entreposé. 

Tokyo, Edo à l’époque (d’où le nom), devient la capitale du Japon sur décision du shôgun. Un choix mûrement réfléchi : la capitale est remarquablement située à l’abri des vents, de la neige et des aléas climatiques. Ainsi les Tokyoïtes, les moins espagnols des Japonais, peuvent remercier ce père poule pour leur nid douillet. 

Hélas, le malheur de l’homme moderne, le flétrissement de ses instincts d’auto-défense; semble destiné à frapper ici plus fort qu’ailleurs. Comment ne le pourrait-il pas dans un pays où un manuel de 80 pages pour expliquer comment effectuer une démarche administrative non seulement ne suscite pas l’horreur la plus catégorique mais constitue une excellente nouvelle témoignant de ce que quelqu’un a pensé à votre infortunée situation, comme papa Tokugawa à ses ouailles ? 

Invention de la (néo)confucéenne Edo sans doute, en même temps qu’elle achevait d’imprimer dans les têtes le respect – mal compris, trop confit, virant débilitant – des anciens. Le Japonais lambda est ingénu et désarmé alors que le danger sourd, que le vernis du bon sens dissimule le venin. 
« Quelqu’un a déjà vécu (cela) avant toi, susurre le serpent, ne t’en fais pas ».
Trop tard, les crocs sont plantés : le cela est de trop. Car, sans doute, il n’est nul besoin de s’en faire quand il n’est nul besoin d’exister. Et il n’est nul besoin d’exister lorsque l’on s’est gracieusement donné cette peine pour vous et que l’affaire est entendue depuis des générations.

D’ailleurs, le mot de sensei, connu à juste titre pour l’importance particulière qu’il revêt dans la culture nippone, veut littéralement dire quelque chose comme « celui qui précède dans la vie ». De là à comprendre cette vie comme la seule et même pour tous, il n’y a qu’un pas aisément franchi pour qui veut se débarasser du fardeau de l’existence. 

En matière d’auto-défense, on ne se méfiera jamais assez des mots. Ces vieilles putes vérolées (disait en substance Nietzsche). Les demi-mondaines politiciennes le savent, il n’est de victoire plus totale que lorsque votre adversaire adopte vos « éléments de langage ».
Un seul antidote : l’étymologie. Les Japonais n’ont ici aucune excuse, la leur étant presque toujours directement visible puisque la plupart de leurs mots sont des composés de caractères ayant un sens par eux-mêmes. 

Se méfier des mots, chercher des joyaux dans la crasse : double réflexion ruminée de nouveau à l’occasion d’un crochet par le sanctuaire Atago, pris sur un heureux coup de tête. Moralité : mettre plus de coups de tête.
Fissurer les murs, trouver des jardins. Samedi 18h00, celui d’Atago comme une révélation : Babylone à Tokyo.
Une émeraude sise dans le granite. Un bijou de verticalité ciselé dans l’à-pic de béton. Un instant suspendu de ce Japon qui glisse entre les doigts comme une savonette.

Pour y entrer, une volée de marches au dénivelé impressionnant dont la légende dit qu’il aura fallu au cheval du samuraï Magaki Heikuro une seule minute à grimper, et permettre à son maître d’y cueillir au sommet la fleur d’un prunier… mais 45 minutes à redescendre afin qu’elle fût offerte au shôgun (Tokugawa fils) qui, impressionné, décida de le couvrir d’honneurs. Ces marches sont depuis appellées les « escaliers du succès ».

Du moins en est-ce la traduction que nous propose en anglais le panneau à l’entrée, qui nous enjoint également d’adopter l’exemple des Japonais y priant pour le « succès de leur carrière ». Pléonasme superflu en globish si l’on veut mon avis, puisque succès et carrière vont nécessairement de pair pour tout touriste qui se respecte. 

Ce n’est pas le cas de la langue, à qui on ne la fait pas. En l’occurence de la langue japonaise dont on s’est permis de traduire le 出世 (shusse) par succès. Aucune excuse disais-je : l’étymologie composée des kanjis d’apparaître et de monde crève les yeux.

Le succès : apparaître dans le monde. « Apparaître », comme ma grand-mère dit – effet de la même sagesse de langue – « aller » dans le monde. Où le monde ce sont les autres, plus précisément les autres d’importance et leur regard qui fait la vôtre. (Y) parvenir n’était-il pas d’ailleurs synonyme de succès dans la France du XIXème siècle ?

Il se trouve que la langue japonaise a gardé cette sagesse d’un passé de l’humanité où le parvenu n’était pas son horizon indépassable. Vous vouliez une bonne raison d’apprendre les kanjis ?

Ah, les grands-mères le savent bien, elles qui toujours en parlent avec un sourire indulgent : le monde c’est entendu, il faut y aller, le voir et même le recevoir. Mais il faut aussi en revenir.
Et parfois même le mépriser, l’injurier, le vomir et le cracher.

Le plaindre surtout.
Les jours où l’apathie japonaise me semble devoir donner raison à Mishima, je me rappelle sa mère à lui, qui dit en apprenant son seppuku : « Pauvre Kimitake, il a fait enfin une fois dans sa vie ce qui lui plaisait ».
Et je pleure son drame, celui de tout un peuple : le génie désarmé.

 

Vous pourriez également aimer...

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *