Tadayoi #1

I

Mitaka, aux alentours de 15h30 : un écolier d’une quinzaine d’années, posté au centre du pont de bois qui enjambe l’étang, s’est mis à jouer de la flûte. Vrillement soudain que je n’eus l’idée d’associer à un être humain qu’après avoir vainement cherché un diffuseur artificiel. Sans doute, ce souffle fort et serein ne semblait pouvoir provenir de cette frêle silhouette. 

Quel sorte d’élan avait donc poussé ce lycéen en uniforme noir et or ? Pour qui jouait-il ?
Les nombreux oiseaux du lac, dont certains en se rapprochant intrigués avaient redoublé son ardeur ?
Essayait-il de nous insuffler, à nous autres esprits peu inspirés, une image d’Epinal, ou de Ghibli plutôt, du nom des fameux studios situés à deux minutes à pied et d’où il revenait peut-être émoustillé ? 

Et quels propos lui tint donc la petite grand-mère qui interrompit cet instant suspendu ?
Les questions affleurent à la surface désormais silencieuse. 

Quoi qu’il en soit, le sermon porte ses fruits et voilà notre écolier prestement retourné à la solennité piétonne. Coïncidence notable, l’égrillarde Amaterasu s’est voilé de nuages de protestation : plus de soleil.
Et il y a de bonnes chances que nous ne la revoyions plus alors qu’elle le cède progressivement au bleu et à l’artifice, que voix et musique enregistrées remplacent la timide fulgurance dont nous fûmes témoins. 

Drôles de témoins d’ailleurs, si l’on me permet d’en juger : un groupe de filles guère plus vieilles que notre flûtiste en eau s’est ainsi contenté d’exprimer un léger amusement au moment où la vieille le harponnait. Comment donc est-il possible de s’extasier devant le motif d’un café latte et d’à peine relever ce pied-de-nez, maladroit de surcroît dans un pays où la maladresse sort du lot, à la transhumance saisonnière des parcs tokyoïtes ? 

Quoiqu’en fin de compte, ce flegme trouvé au dernier endroit où l’on aurait cru devoir le chercher – des jeunes filles à peine majeures -, déjouant les prédictions réchauffe le coeur. M’évoque cette belle phrase de Cicéron (dans mes souvenirs) qui disait aimer le vieil homme qui a quelque chose du garçon et le garçon qui a quelque chose du vieil homme.

Ici, fin du jour, fin de l’Histoire. Le clair-obscur où attendre son retour n’engendre, faute de monstres, qu’une mélancolie glacée. Je crois voir dans la faible lumière une de ces libellules-araignées qui glisse sur l’eau, héroïne du petit film que les studios Ghiblis – encore eux (ils viennent d’ailleurs d’ouvrir un nouveau parc à Nagoya) – passaient aux visiteurs du temps où adolescent je m’y faisais traîner sans savoir où je mettais les pieds. 

De fait, le parc Inokashira n’est connu et fréquenté des étrangers que par la grâce de cette seule attraction. Cela dit, il ne l’est des Tokyoïtes que par le fait d’autres modes – c’est un spot très apprécié en période de floraison (en particulier des cerisiers) tandis que le quartier limitrophe au Nord, Kichijôji, est lui un espace de shopping et de cafe meguri (tour de cafés comme il y a des tours de bars en France) – qui en ont fait une destination dominicale, destin à peine plus enviable.

Outre parc et studios, il se trouve que la bonne ville de Mitaka accueille un des points de départ de la rivière Tama, creusé sous le shogunat Tokugawa à une époque où l’alimentation en eau de la mégapole était un enjeu de prime importance. Incidemment, c’est également l’endroit où l’écrivain Osamu Dazai a tenté – et finit par réussir – de se suicider en compagnie de sa maîtresse, dans la plus pure tradition japonaise du shinjû (double suicide amoureux).

Comme me l’expliquait une avenante grand-mère, menant vaillamment expédition depuis le très officiel café Osamu Dazai; où je devais être le seul étranger à avoir jamais mis les pieds et alors que ses deux collégues (dont l’âge combiné ne devait même pas atteindre le sien) restaient sagement à l’accueil, une pierre importée de la région natale de l’écrivain marque l’endroit supposé où celui-ci serait « entré dans la rivière ».

Terme ambigu s’il en est, utilisé par la mairie de Mitaka et repris par ma guide, qui parlait également de l’endroit où était « tombé » le suicidé. Il règne en effet un grand flou autour de cet incident, et de la mémoire locale du novelliste en général. Notamment parce que la femme de Dazai n’appréciait que moyennement la publicité des moeurs dissolues de son écrivain maudit de mari. 

C’est en tout cas ce que me racontait, sur un ton oscillant entre le docte du guide et la malice entendue – cet élixir de jouvence des faux vieux d’ici – Jinbô-san, la « protégée des dieux ». Elle me confiait également que l’auteur de La déchéance d’un homme taquinait volontiers la bouteille de whisky et aimait se promener sur les berges de la rivière qui eut finalement raison de lui.

Si bien qu’au début, certainement du fait de cette ambiguité d’ordre général, je crus que la pierre commémorait l’endroit où l’écrivain, bourré au whisky, se serait correctement vautré et offert une cure de dégrisement improvisée. Je dois avouer que la scène me plaît beaucoup et, qu’étant loin d’avoir été improbable, cette pierre conservera pour moi cette double signification. Voilà au passage un cas d’espèce de ce dont Chris Marker parlait lorsqu’il écrivait « qu’inventer le Japon est un moyen comme un autre de le connaître ».

Cette commémoration tragi-comique sied, sans doute un peu commodément mais sans trop de peine, aussi bien à l’esprit japonais qu’à celui des écrivains dont on néglige tristement la légèreté. Surtout au Japon où la révérence est parfois trop facile et l’écrivain forcément tourmenté.

Après m’avoir eu conté la petite histoire de chacun des points qui parsèment l’itinéraire sponsorisé, Jinbô-san entreprit, sûre de son fait et armé des moults expressions dégainées plus vite que la pensée de ce que les Japonais jugent l’enthousiasme approprié en de pareilles conditions (hochements de têtes vigoureux et sourires élargis en particulier), de me mener jusqu’à la prochaine étape de ce circuit que l’on m’avait soulagé de la peine de tracer.

J’avais pourtant laissé entendre que je souhaitais pousuivre ma route à l’opposée de la direction proposée, d’une manière que j’avais même crue subtile : rien n’y fit. Peut-être aurais-je dû me montrer plus insistant, peut-être que cette femme jugeait de toute façon que je ne parlais japonais que par un étrange concours de circonstances, à mon corps défendant, et me trouvais dans un état de minorité qui ne me permettait aucunement de prendre de saines décisions – a fortiori s’agissant d’un sujet alambiqué comme celui-ci.

Rebroussant le chemin que nous parcourûmes tous deux par une obligation qu’il nous aurait demandé trop de  de ki (énergie) de dissiper, je ne lui en tenais de toute façon pas rigueur. Comment l’aurais-je pu, elle qui portait le même nom que le quartier des bouquinistes de Tôkyô, Jimbôchô, et dont l’un des livres préférés, Udaijin Sanetomo, en plus d’être un chef-d’oeuvre de Dazai, raconte le destin de l’un des personnages les plus touchants de l’histoire du Japon. 

Elle me dit « sayonara », deux fois. Puis nous nous quittâmes. A savoir qu’au Japon, les adultes n’utilisent quasiment jamais ce mot, et presque uniquement lorsqu’ils sont certains de ne pas se revoir. Comme si l’on vous disait adieu deux heures après vous avoir rencontré.

Par moments, en y repensant, je trouve très digne cet adieu qui ignore l’injonction moderne du monde fluide où tout est possible et où tous s’assurent qu’ils vont « se revoir très vite »; par moments, sa tristesse me frappe. Incomparablement plus libres que les jeunes, les aînés ici n’en sont pas moins soumis à notre humaine condition et leur spontanéité d’ordinaire rafraîchissante n’est d’aucun secours contre le bête réalisme.

Reverrai-je Jinbô-san pour lui en parler ? Ce « sayonara » était-il un adieu ?

De toute façon, je doute que la chose soit aussi tranchée dans son esprit : il serait alors fort probable que son inépuisable sourire se fasse à demi-moqueur pour me signifier l’inanité de ce genre de questions, nées du besoin irrépressible de définition que l’Occident charrie jusque dans sa langue. Etre amené à se revoir ou non n’est pas chose qui se décide, encore moins par des mots. C’est bien plutôt l’affaire du en, ce lien qui unit naturellement certaines choses et certaines personnes. Sentiment dont la culture, et conséquemment la langue japonaise, sont bien plus habitées que de celui du tiers exclu

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