La vie sous les yeux du soleil

Schopenhauer retrouvé ?

Heurs et malheurs de la dialectique

Arthur Schopenhauer (à g., photographie de Johann Schaffër) & Hajime Tanabe (photographe inconnu)

Un itinéraire sur la voie du Milieu

Avant toute chose, il me faut signaler que ce billet comptait déjà six bonnes pages, dont j’étais plutôt satisfait, avant qu’elles ne disparaissent des suites d’un malheureux incident technique. Ayant résolu, après un bref instant d’emportement contre cette inconstante Gestell m’ayant abandonné sans crier gare, de faire contre mauvaise fortune bon cœur, de remettre ce cœur à l’ouvrage et de ne voir dans cette infortune que le signe d’une exigence redoublée quant à la clarté et la concision des idées que je dois développer ; je fais ici le vœu que cette nouvelle mouture soit plus flamboyante encore que feue son aînée dont ne subsiste plus sur mon ordinateur qu’une carcasse d’octets vides. 

L’idée de cet article est de raconter un itinéraire intellectuel et philosophique personnel. Il se pourrait donc que le ton s’y fasse parfois direct et familier, j’espère que mon lecteur n’y verra pas d’inconvénients.
Plus précisément, le projet de cet article fait suite à ma découverte de la pensée de Pierre Legendre dont M. Baptiste Rappin, que j’ai eu le plaisir d’interviewer à propos de son livre
Tu es déjà mort, les leçons dogmatiques de Ken le survivant, fut l’intermédiaire.
Je tiens donc à le remercier tout particulièrement et à signaler que nous nous servirons de cet article que M. Rappin a rédigé pour l’excellent blog
Stalker comme point de départ. Bien entendu, je vous enjoins de le lire, et le consulter ensuite, pour plus de détails sur des points que je n’aurai parfois d’autre choix que d’aborder trop succinctement.

Cette découverte de l’anthropologie de Pierre Legendre a été le point déclencheur d’une réflexion entre sciences et philosophie – d’une réconciliation en un sens – vers laquelle m’orientaient mes lectures et réflexions depuis un moment, ainsi que l’occasion d’un nouveau bout de chemin aux côtés de penseurs chers à mon coeur.
Ce bout de chemin, je me dois de vous avertir cher lecteur, fait l’équivalent d’une dizaine de pages Word et, au risque de trahir ma volonté affichée de concision, il m’a paru opportun d’en figurer toutes les stations. Terme désuet j’en conviens, auquel j’aurais pu préférer « étape » si je n’avais craint de laisser accroire que l’une devait mener à l’autre par quelque impérieuse nécessité. La route du Tôkaidô est parsemée de « stations » (uchi 内) et non d’étapes : le mont Fuji n’est pas plus beau parce que l’on a commencé au Nihonbashi. Cet article ne devrait-il servir ce seul office que d’injecter un peu de vie à tous les tranquillisants dialectiques qu’il l’aurait encore plus parfaitement rempli. Laissez-moi donc vous conter un itinéraire philosophique où commencement et fin sont synonymes et d’où il n’est de salut qu’à se perdre en chemin. 

Hara-Juku, la 13ème des 53 stations du Tôkaidô. Estampe par Utagawa Hiroshige.

 

Note : la transcription des noms en japonais suit la méthode Hepburn. Pas d’inquiétude, ça va parler de Japon.
Les italiques, si elles ne sont pas de votre serviteur, s’appliquent aux mots étrangers et aux titres (blogs, livres…). Le gras est systématiquement de moi.


Logos et anthropos

Commençons par le commencement, avec quelques mots sur l’anthropologie dogmatique de Pierre Legendre.
Ce dernier, en anthropologue, prend pour objet d’étude les sociétés humaines, à propos desquelles il se pose une question aussi banale que fondamentale : comment se fait-il qu’elles se perpétuent dans le temps ?
A la différence des autres animaux en effet, qui agissent par instinct et se reproduisent par « automatisme », tout chez l’Homme, jusqu’à sa propre reproduction, fait l’objet de la
médiation du langage. Partout où il y a de l’Homme, nous apprend l’observation (anthropologique), il y a du langage. Ainsi, peut écrire Pierre Legendre, « l’Homme est l’animal dont l’espèce est soumise à l’ordre langagier ».
Ce propre de l’animal humain n’est pas neutre, il détermine l’ensemble de son existence : le langage est cette « singulière propriété qui l’installe [l’Homme] d’emblée dans un rapport distancié au réel, comme si la nomination des choses par les mots, c’est-à-dire la résurrection du monde dans le verbe, lui interdisait le luxe d’une adaptation immédiate à ses conditions de vie ».
Là où l’animal vit en quasi-symbiose adaptative avec son milieu, pour ainsi dire
collé à lui ; l’Homme en est toujours immédiatement et irréversiblement séparé, décollé.

Pourtant, constate l’anthropologue, l’être humain comme les autres animaux ne s’en plie pas moins à l’impératif de succession des générations : pour que les sociétés existent, se perpétuent et donnent naissance à ce que nous appelons « civilisations », l’Homme n’est-il pas requis d’agir dans ce but ? L’être humain agit donc dans un but, la perpétuation de son groupe (le plus large groupe étant l’espèce), qui ne diffère en rien de celui des autres animaux. Ce qui n’est spécifique qu’à l’Homme, c’est qu’il va devoir expliquer cet impératif à la lumière toujours changeante du langage, justification de l’impératif par le langage que Pierre Legendre appelle principe généalogique.

Si rien dans l’existence humaine n’échappe à cet « ordre langagier », encore faut-il savoir précisément de quoi cet ordre retourne.
A l’origine langage (
logos en grec) rappelle Heidegger, ne désignait pas la logique ou la Raison comme il en est venu à le faire plus tard en Occident. « Legein veut dire proprement : poser et présenter après s’être recueilli et avoir recueilli d’autres choses ».
Ainsi défini, le langage est d’abord un assemblage, une recomposition, une
représentation. Représentation dont le logos occidental qui associe un mot à une chose est une forme particulière et non nécessaire, l’unité du divers réalisé par le langage se justifiant par elle-même sans avoir besoin d’un principe de vérité ou de raison (qui n’est qu’un mouvement unificateur particulièrement convaincant à nos yeux). Ainsi tout discours peut-il être nommé fiction par Pierre Legendre. Ou information par la biologie, c’est-à-dire au sens le plus strict, mise en forme. « Imaginaire, fonction spécifiquement humaine qui permet à l’homme, contrairement aux autres espèces animales d’ajouter de l’information au monde » écrit ainsi le biologiste Henri Laborit dans Eloge de la fuite. La fiction originelle fondatrice d’un groupe donné, qui justifie le principe généalogique et permet sa survie dans le temps, est appelée Référence.

Je prie ici mon lecteur déjà au fait de ces concepts de pardonner ce rappel et mon lecteur préalablement ignorant de bien vouloir se référer à l’article de M. Rappin pour plus de détails sur l’anthropologie dogmatique, devant arrêter ici cette courte et incomplète présentation pour entamer ma réflexion en son axe central : la dialectique née du rapprochement entre sciences et philosophie. Rapprochement qui commence par la rencontre entre le système de Pierre Legendre et la pensée de l’être de son plus éminent re-présentant : Martin Heidegger. Pierre Legendre, en effet, s’est beaucoup intéressé à la philosophie d’Heidegger, allant comme nous l’apprend Baptiste Rappin jusqu’à l’intégrer dans son propre système.

D’abord, tous deux s’accordent sur « l’ordre langagier » qui régit l’être humain. « Si nous allons à la fontaine, si nous allons par la forêt, nous y allons au travers du mot fontaine, au travers du mot forêt, même si nous n’exprimons pas ces mots, même si nous ne pensons rien qui soit formulé » écrit ainsi Heidegger. Ce n’est donc pas vraiment une surprise si c’est au moyen de la linguistique – plus particulièrement du concept de signe que Legendre va s’efforcer d’intégrer la pensée du philosophe de la forêt noire au sein de son propre système. Trois temps, trois termes d’une même équation vont lui permettre de saisir l’être comme « articulation qui structure le signe ».


Heidegger par Legendre

Pour Ferdinand de Saussure, linguiste à l’origine du concept, le signe se compose d’un signifiant, le mot “en lui-même” ou « image acoustique », et d’un signifié, qui est la réalité à laquelle le signifiant renvoie.
Dans la linguistique saussurienne le signifiant est strictement fonction du signifié, de telle sorte qu’à chaque signifiant correspond un signifié, qu’à chaque mot correspond une chose. On reconnaît là ce que nous avons précédemment désigné sous le nom de «
logos occidental » et qui se décline en logique comme principe d’identité. Le signifiant renvoyant à un signifié fait signe et établit la signification. Ainsi le signe peut s’écrire sous la forme d’une fraction s/S avec s = signifié et S = signifiant où le signifiant placé sous le signifié lui est symboliquement subordonné. 

C’est le psychanalyste Jacques Lacan qui est à l’origine de cette mise en fraction, afin justement de faire valoir son désaccord avec l’interprétation saussurienne. Pour lui, la relation figée entre un signifiant subordonné à son signifié est une erreur. Pour faire vite, sa critique tient à ce qu’un même signifiant peut tout à fait renvoyer à des signifiés différents dépendamment du locuteur qui les emploie. Pour bien montrer la caducité de la relation saussurienne univoque, le psychanalyste renverse les termes de la fraction, obtenant ainsi S/s. Dans la signification, explique-t-il, c’est le signifiant qui joue le rôle le plus important et produit le signifié.
C’est logiquement que Lacan en conclut que le langage n’a pas de « sens », c’est-à-dire qu’il ne se réduit pas à cette
signification particulière où à chaque signifiant unique correspond un signifié unique suivant ce que l’on pourrait appeler une représentation encyclopédique. Le langage est bel et bien un « donné » qui ne trouve aucune résolution en lui-même. 

Cette thèse n’a nulle part mieux été exprimée philosophiquement que par le génial Ludwig Wittgenstein (l’épithète est assez galvaudée je sais, mais elle me semble justifiée au moins dans le sens que l’on se figurerait habituellement par « géniale excentricité », dont maints exemples sont offerts dans le bel opuscule de feu Roland Jaccard L’enquête de Wittgenstein). C’était en effet le grand effort du premier livre de Wittgenstein, le malicieusement nommé Tractacus logico-philosophicus, que de fonder un langage parfaitement sensé.
C’est-à-dire au sein duquel chaque proposition aurait un sens (en prétendant décrire
ce qui est le cas), et au passage de se débarrasser des faux problèmes rhétoriques dont l’histoire de la philosophie regorgeait. Un bel effort qui aboutit néanmoins à la même conclusion que celle à laquelle aboutira plus tard Lacan, à savoir que le langage ne peut s’auto-fonder. « Ce qui s’exprime dans le langage, nous ne pouvons l’exprimer par le langage » (Tractacus 4.121). Autrement dit, il n’y a pas de Monde. Échec à établir un sens logico-formel qui le mènera vers une forme de transcendance mystique : « il y a assurément de l’indicible, il est ce qui se montre, c’est cela le mystique » (Tractacus 6.522). Cette transcendance (hors) du langage va venir trouver un nouvel éclairage dans l’édifice de l’anthropologie dogmatique, à la lumière de l’ontologie heideggerienne. 

Ce qui s’exprime dans le langage, nous ne pouvons l’exprimer par le langage (Tractacus 4.121)

Revenons à notre histoire de signe et à son expression en fraction, dont l’herméneutique aussi bien saussurienne que lacanienne a mis de côté un symbole : la barre de séparation. Plus que la prépondérance d’un des deux termes sur l’autre, la barre indique en fait la présence d’un troisième terme qui est un espace hors des deux premiers : « une place vide, indice d’une transcendance, au sens littéral du latin transcendere – se tenir au-dessus – qui comporte l’idée d’un franchissement, d’établir un passage ». De la même façon que la vérité de l’être pour Heidegger est aletheai, sortie de l’Être hors de son retrait dans l’étant, la barre de séparation est une sortie hors du signe.
Tout signe appelle ainsi, par le rapport même qui le constitue, d’autres signes, d’autres langages, d’autres
fictions.

Ainsi la lumière de l’être heideggerien révèle à l’anthropos legendrien que son espèce est « condamnée » à discourir sans fin.
Il s’agit bien du
dévoilement (Unverborgenheit) de l’ordre langagier qui la régit sur le mode de l’aletheia. Legendre : « à l’échelle de l’espèce, le tiers terme constitue une échappée : l’appel à l’Être comme instance en attente de scenario – le scenario fondateur ».
Phrase brillante qui formule tour à tour les deux possibilités d’interprétation de cette transcendance.

Soit elle est le scenario fondateur (deuxième terme dans l’ordre de la phrase), c’est-à-dire une fiction qui scénarise, et donc justifie, « l’ordre langagier » de l’espèce humaine – un « récit des origines » pour reprendre un des termes de M. Rappin – bref, un mythe. Fondateur en ce qu’il révèle cet ordre, ce donné de l’Humanité.

Soit cette transcendance est instance en attente de scénario, c’est-à-dire prise de conscience de ce besoin de scénario, de la nécessité du langage et de ses fictions. Évidemment, un anthropologue conséquent fera probablement valoir que ce que nous appelons conscience n’a rien d’un absolu et n’échappe dans aucune de ses formes à « l’interlocution généralisée » : en d’autres termes, la conscience – y compris la conscience de ce besoin de scenario – est elle-même un scenario, une fiction.

Ces deux options ne sont donc, au fond, qu’apparemment opposées dialectiquement, mais nous y reviendrons. Car cette conscience n’en demeure pas moins une belle fiction, plus complexe et plus à même de satisfaire les sociétés occidentales modernes dont elle (la Conscience) est une Référence majeure, peut-être même plus encore que la Science (les deux allant en tout cas souvent de pair).

Permettez-moi de vous dire que n’ai pas choisi ce lexique de la beauté au hasard : il fait écho à l’une des réserves que M. Rappin exprime à la fin de son article sur l’intégration systématique de la pensée de Heidegger par Pierre Legendre. « Force est bien de constater que Pierre Legendre, car il privilégie l’étude de la nécessité généalogique des sociétés, a laissé de côté le fonds cosmique de l’être dans la tradition européenne, si bien que les horizons du Vrai, du Bien et du Beau sinon brillent par leur absence du moins se trouvent réduits à l’état de fonctions ou de rôles au sein d’une structure ». Il est en effet indéniable que toute réalité humaine se trouve dans le système de l’anthropologie dogmatique soumis à cet absolu qu’est l’impératif de succession des générations, dont l’émanation langagière est bien le principe généalogique. Mais peut-on vraiment reprocher à un système d’être systématique ? Je n’affirme pas nécessairement qu’il s’agit bien de ce grief que fait Baptiste Rappin à l’anthropologie dogmatique, j’essaie de préciser en quoi le système legendrien pourrait être critiquable. Car il est bien critiquable à mon avis en tant que système, dans la mesure où un autre système scientifique propose une intégration plus convaincante, du moins à l’échelle individuelle – qui certes intéresse de moins en moins notre pétulante société – , des horizons de Beau, de Bien et de Vrai.


Il va donc nous falloir ici délaisser le terrain de l’observation de la société pour celui de l’observation de l’individu, c’est-à-dire abandonner l’anthropologie au profit de la biologie. Il va sans dire, mais prenons la peine de l’écrire, que ceci n’est pas une critique de l’anthropologie dogmatique en particulier mais plutôt de l’anthropologie en général. 

Et d’abord une critique de l’impératif de succession des générations et de son corollaire principe généalogique qui, s’ils décrivent en effet l’ultima ratio d’une société stable, ne sont pas nécessaires, ni donc suffisants, à l’explication de l’agir humain. Il existe en effet des êtres humains qui ne se reproduisent pas. Est-ce vraiment par choix ? Ces individus n’étaient-ils pas bel et bien motivés par un désir de reproduction qu’ils avaient simplement échoué à satisfaire ? Argutie infinie qui semble cependant d’une extrême friabilité dans sa fondation même qu’est l’observation. L’observation biologique de l’être humain nous apprend plutôt que le désir de reproduction n’est qu’une déclinaison non nécessaire d’un besoin plus fondamental : le plaisir. A en croire le médecin et neurochirurgien Henri Laborit, « la recherche du plaisir n’est-elle pas la loi plus fondamentale qui gouverne les processus vivants ? On peut lui préférer le terme plus alambiqué d’homéostasie (Cannon), de maintien de la constance des conditions de vie dans notre milieu intérieur (Claude Bernard) peu importe… [ainsi que la nietzschéenne volonté de puissance, le conatus spinozien ou la Volonté schopenhauerienne…] Ceux qui nient de ne pas avoir comme motivation fondamentale la recherche du plaisir sont des inconscients qui auraient disparu de la biosphère depuis longtemps s’ils disaient vrai ». 

A noter qu’ici le terme de « plaisir » renvoie en termes observationnels au mécanisme dit de gratification du système nerveux. Il n’est jusqu’au suicidaire qui n’agisse ainsi par plaisir, l’action de se supprimer visant encore une forme de « plaisir » qu’est la fin de la douleur et non, évidemment, la reproduction de son matériel génétique. La gratification du système nerveux semble bien une meilleure cause première que l’impératif de reproduction en ce qui concerne les ressorts de l’agir de l’individu. Nous sommes toujours en présence d’un système qui cadre avec une anthropologie fonctionnaliste mais affiné à l’échelle individuelle, car c’est bien à cette échelle que les horizons de Bien, de Beau et de Vrai peuvent avoir un sens. Où le kalos kagathos n’est autre que ce qui produit la gratification du système nerveux. Bien sûr, la formule est un peu sommaire. L’homéostasie ne se réduisant pas à une recherche simpliste de plaisir mais doit aussi, et surtout, prendre en compte les inévitables frustrations qui ne manqueront pas d’advenir dans la compétition pour les objets gratifiants pour au final être souvent le résultat d’une fuite, d’une sortie hors de, d’une transcendance des rapports dominants-dominés.

Nous voilà aux prises avec deux systèmes qui sont d’autant plus convaincants qu’ils ne prétendent pas tout expliquer.
Certes ils admettent un
absolu objectif, issu de l’observation (reproduction ou homéostasie), mais maintiennent une tension dialectique entre ce pôle que nous nommerons « Absolu » et un second pôle que nous nommerons « Relatif », l’Autre de cet absolu et duquel il procède sans s’y réduire. Système où la cause première est connue, du moins à la meilleure approximation, mais où cette connaissance de l’origine se heurte à la tortuosité d’un cheminement dont l’outil de locomotion n’est pas explicable de la même manière.
Que ce soit l’imaginaire qui « ajoute au monde de l’information », c’est-à-dire de nouvelles formes (mais qu’est-ce qu’une « forme » ?), ou le langage qui jamais ne se tait ; les moyens déployés pour satisfaire l’impératif créent en permanence du neuf et, on le pressent, c’est même à cette condition qu’ils en permettent la satisfaction. « L’humanité est constamment aux prises avec deux processus contradictoires dont l’un tend à instaurer l’unification, tandis que l’autre vise à maintenir ou à rétablir la diversification » faisait justement
observer Claude Lévi-Strauss. 

L’humanité est constamment aux prises avec deux processus contradictoires dont l’un tend à instaurer l’unification, tandis que l’autre vise à maintenir ou à rétablir la diversification

Cette thèse n’est nulle part plus brillamment exposée que dans le langage philosophique du grand Hajime Tanabe.
Pensée dont la fleur d’udumbara est un proverbe bouddhiste qui encapsule joliment la tension dialectique précédemment évoquée et qui est au cœur de son œuvre : « Être en chemin et n’avoir pourtant jamais quitté la demeure ».
Quelques mots sont ici nécessaires pour resituer la philosophie tanabéenne dans son contexte. Pour plus de détails je vous invite à vous référer aux livres de Bernard Stevens, notamment Invitation à la philosophie japonaise, à l’anthologie Philosophie japonaise des éditions Vrin et bien évidemment aux écrits de Tanabe lui-même. 

Mahakashyapa souriant devant la fleur avant que le Bouddha ne lui en fasse cadeau, reconnaissant en lui son successeur d’après la tradition Zen. Sur cette peinture d’Hishida Shunso, la fleur de lotus a été préférée à la légendaire fleur d’udumbara censée fleurir une fois tous les 3000 ans

La pensée de M. Tanabe s’inscrit dans la filiation de l’école philosophique dite de Kyôto, et plus particulièrement dans celle de son fondateur et représentant le plus connu, Kitarô Nishida. Étonnant et stimulant moment de rencontre entre la philosophie occidentale et des traditions de pensée de plus longue date dans l’archipel – principalement le bouddhisme -, l’école de Kyôto entretient des rapports passionnés avec nombre de philosophes occidentaux dont justement Heidegger, avec lequel se noue un véritable dialogue.
La critique de l’ontologie heideggerienne est commune à la fois à Nishida et à Tanabe et c’est par cette focale que nous aborderons le problème en termes philosophiques.

Que reproche Tanabe à Heidegger ? En résumé, écrit Bernard Stevens (Invitation à la philosophie japonaise, p. 158), « Heidegger, pense Tanabe, est trop contemplatif et ignore toute la dimension pratique de la philosophie que la pensée grecque, dont il se réclame pourtant, avait mise au centre de ses préoccupations ». A l’opposé, toute l’œuvre de Tanabe est animée par ce souci de retrouver la praxis au sein d’un champ philosophique dominé par une théôria dévoyée. Cette théôria dévoyée c’est l’ontologie existentiale de Heidegger qui promeut, par l’inféodation du Dasein humain à la contemplation de l’être, la théorie pure comme distincte de l’existence politique.
C’est pour Tanabe une erreur qui mène à l’inhibition de l’action (pour reprendre la dénomination de l’un des circuits nerveux) :
« lorsque l’on considère philosophiquement le développement politique d’un Etat, uniquement au niveau du caractère destinal incontournable de l’être, alors on ne peut ni participer de l’intérieur à ce développement ni le guider » écrit Tanabe dans
Philosophie de la crise ou crise de la philosophie ?. Cette inhibition de l’action est un signe de l’insuffisance de la pensée heideggérienne qui, pour Tanabe, méconnaît la dimension historique (de praxis historique) de l’être humain. Dit autrement, Tanabe reproche à Heidegger de réduire l’être à ce qui est destiné à être dévoilé et de rejeter dans le nihil la praxis historique ne parvenant pas à ce dévoilement. Formulé encore autrement, Tanabe reproche à Heidegger de n’être pas assez platonicien, c’est-à-dire comme devait me le rappeler M. Rappin à la fin de notre discussion, d’oublier que l’être est dialectique.

Remarquez que nous en revenons au fond de notre affaire dialectique. Ce qui suit décrit comment Nishida puis Tanabe se sont efforcés de raffiner la dialectique hégélienne pour y intégrer les nouveaux problèmes nés de leur dialogue avec Heidegger.
Si les détails sont intellectuellement satisfaisants on pourrait également s’en tenir à ceci que Nishida a édifié le « néant absolu » en voulant dépasser le négatif hégélien, néant absolu que Tanabe a lui-même tenté de dépasser en voulant édifier un néant encore plus absolu. C’est après avoir dans un premier temps réalisé ce dépassement que Tanabe a accompli une conversion qui lui a, en un sens, fait réaliser la futilité de cette
course à l’échalote dialectique, si l’on veut bien me passer l’expression.


Les détails de la critique nishidienne de la dialectique hégéliene

Son propre système a amené Kitarô Nishida à développer lui-même une dialectique qu’il nomme « dialectique absolue » (zettai benshôhô). Une dialectique qui par « l’éveil à soi » (jikaku), motivé par « l’intuition active » (koiteki chokkan) va mener à la réalisation du « néant absolu », un concept clé dans le dialogue entre Nishida et Tanabe. Comme pour la dialectique hégélienne qui a fourni la base de réflexion aux suivantes, la conscience et la prise de conscience y sont au cœur. La dialectique nishidienne peut se concevoir comme une « topologie de la conscience en tant qu’expression du monde » et se distingue par là de l’hégélianisme qui pourrait être qualifié de topologie de l’esprit où le logos prime sur la conscience, où cette dernière en quelque sorte le rejoint. 

Pour Nishida justement, la conscience prime sur le logos. La conscience est première, elle est « co-originaire » du monde et, plus précisément, elle est le monde. La dialectique chez Nishida va permettre l’auto-déploiement de la conscience jusqu’à la réalité du néant absolu qui se caractérise par l’« identité à soi de ce qui est absolument contradictoire ». Il faut ici prêter une attention particulière au terme de « conscience ». Il ne s’agit pas de la conscience cognitive, discursive qui représente habituellement ce que nous désignons par conscience en Occident mais d’une « force unifiante inconsciente » (muishiteki tôitsu ryoku), similaire à la Volonté schopenhauerienne. Conscience, ou Volonté si l’on préfère, et Réalité ne font qu’un, « sont de la même étoffe » pour reprendre les mots de Bernard Stevens. Cette Conscience parvient à la conscience d’elle-même grâce à la « logique du lieu » (bashô) qui permet d’articuler dialectiquement le particulier de la conscience cognitive et l’universel de la Conscience. Nishida établit trois types de prise de conscience, d’éveil à soi, dont la dernière est l’universel de l’intelligible, c’est-à-dire la prise de conscience du néant absolu, c’est-à-dire le lieu du néant absolu. 

Ce néant absolu, qui est le fondement de la réalité, marque une différence considérable par rapport à l’Esprit hégélien. Ce dernier advenait au monde et trouvait sa réalisation par l’intermédiaire de la négation : le mouvement dialectique de l’esprit dans le système hégélien c’est le dépassement des contraires. La négation, tout en ne cessant de nier le concept qu’elle a fait émerger, devient ainsi une sorte d’absolu nécessaire à la réalisation de l’Esprit. Ce que Nishida reproche à ce mouvement dialectique c’est son caractère progressif : « c’est une dialectique processive dans laquelle l’un est orienté vers l’autre comme son but. Il perd, de ce fait, la teneur pleine de son individualité et n’est plus qu’un moment premier par rapport à sa finalité. » A cette dialectique négatrice, Nishida oppose une dialectique unificatrice :
« dans la configuration de la réalité sont nécessaires à son fondement aussi bien une unité et une opposition mutuelle » écrit Nishida. Rappelons que l’enjeu est toujours d’identifier un Absolu d’où
émaneraient toutes les particularités relatives.

Cette conception a des accents que Nishida revendique : héraclitéens d’une part (le « polemos père de toute chose ») mais surtout bouddhistes. En particulier la logique bouddhiste du soku-hi qui établit que A implique le B qu’il n’est pas (hégélianisme) mais est également A en tant que non-A. Doctrine qui fait non seulement écho au tétralemme du bouddhisme indien, que l’on retrouve très souvent sous la plume de Nagarjuna par exemple, mais également à la doctrine de la « coproduction conditionnée » dont la traduction anglaise de “codependent arising” me semble par ailleurs plus belle et plus évocatrice. L’œuvre de Nishida, ainsi que le fait bien observer Bernard Stevens, fait donc signe vers la riche tradition de pensée bouddhiste et en particulier vers Nagarjuna.
Or, il s’avère que Nagarjuna est plus proche de Tanabe que de Nishida. Notamment lorsqu’il fait valoir que le concept de « coproduction conditionnée » est lui-même conditionné et, lui ôtant ainsi son caractère conceptuel statique, développe la Voie du Milieu suivant un mouvement étrangement similaire à celui qui, presque dix-huit siècles plus tard, conduira à la critique du maître Nishida par le disciple Tanabe puis à celle du philosophe Tanabe par Tanabe. Et quoiqu’il serait sans doute passionnant de s’attarder sur une possible comparaison, je m’en vais résistant à cette tentation me restreindre au moment tanabéen.

Pour Tanabe, Nishida n’a pas poussé suffisamment loin la critique de la dialectique hégélienne. Il y subsiste ce qu’il identifie comme un
«
émanatisme à la manière plotinienne ». La dialectique nishidienne qui explique que la négation hégélienne prive la réalité de sa dimension réellement contradictoire en voulant arriver quelque part, arrive malgré tout elle-même à un quelque part en voulant partir de quelque part, un site, un lieu, un bashô qui est celui du « néant absolu ». Ce « néant absolu » est certes d’une modulation plus « orientale » que l’Esprit hégélien, elle n’en demeure pas moins une « totalité illimitée » qui est posée comme une « donnée simple à partir de laquelle toutes sortes d’universaux émergent en tant que des domaines inférieures de détermination ». 

Tanabe rappelle qu’avant la pensée, avant l’être, avant la parole, il y a l’acte. Il n’est d’ailleurs pas inutile de remarquer que c’est strictement la même observation que celle de l’anthropologie et de la biologie dont nous faisions état au début de notre discussion. Pour Tanabe, c’est cette méconnaissance qui permet à Nishida de trouver un absolu, un « lieu ontique » sur lequel (et même où) se reposer. Lieu tranquille où le néant absolu se reflète lui-même comme un « miroir transparent ». Nishida ne parvient à cet absolu selon Tanabe que parce qu’il n’a pu mener à son terme la dialectique véritablement négatrice, que parce qu’il n’a pas su saisir le caractère pratique – et non théorique – du néant absolu qui, pour être véritablement absolu, ne doit pas être pensé comme un « fondement perdurant ». On touche ici au cœur du problème, c’est-à-dire au caractère fondamental de l’Absolu.


Le « néant absolu » de Nishida n’est justement pas assez absolu au goût de Tanabe car il se trouve pensable (comme fondement d’un système), il n’échappe pas complètement à la négation puisqu’il ne s’oppose pas à sa propre existence. Le néant absolu précisément « n’est pas », comme l’écrit Bernard Stevens, « il s’actualise dans l’acte ». Dans les termes de Tanabe : « C’est parce qu’il dépasse l’intuition et qu’il rompt l’être intuitionné dans l’immédiat que l’acte néantifiant peut surgir. En ce sens l’acte et la vision (intuition) s’opposent ». Mais peut-on concevoir un néant que l’on ne peut voir ? En théorie, il faudrait s’abstenir de former quelque représentation que ce soit du néant et le laisser agir ou, ce qui est la même chose, laisser agir. Seulement, c’est beaucoup plus difficile qu’il n’y paraît, et la tentation de penser le néant et d’aussitôt l’articuler dans un système dialectique n’est jamais loin. Tentation à laquelle n’échappe pas Tanabe lui-même, dont l’honnêteté intellectuelle paraît pourtant hors de doute.

C’est sans doute son souci de construire sa pensée par rapport à Hegel et Nishida qui empêche Tanabe de faire tout de suite le grand pas qui sera le faîte de l’école de Kyôto : l’abandon de la conception dialectique de la réalité. Aussi dynamique, aussi praxique que soit sa pensée qui rend sa noblesse à l’action humaine, Tanabe conserve l’horizon d’une réalité absolue. Cette réalité advient toujours à elle-même (jikaku) dans un mouvement de médiation dialectique, celui de l’être par le néant absolu, qui vient cette fois trouver sa définition momentanée dans l’acte. Cette actualisation est même conceptualisée sous le nom d’« être auprès de soi ». Le tourbillon tanabéen a beau être moins clair que le miroir nishidien, il n’en demeure pas moins observable de l’extérieur; donc, en termes dialectiques, un absolu pensable. Le terme « pensable » étant ici redéfini dans la mesure où le pôle Relatif (l’Acte) ne se laisse saisir que dans ce que Tanabe entend par « actualisation dans l’acte » et non sur un mode épistémologique plus « classique » comme celui de l’intuition mystique. Quel vocable utiliser alors ? Philosophie idéaliste, spéculative, théorique, systématique ? Sûrement, le choix dépendra du philosophe que l’on juge le plus représentatif de cette tendance.

Quoi qu’il en soit, Tanabe finit par désavouer lui-même ce dialectisme en faisant lui-même l’expérience d’un néant absolu, cette fois dans le contexte terrible et critique de 1945, vis-à-vis de sa propre activité de philosophe. Ce qui restait d’idéalisme platonicien fait l’objet d’une remise en question qui retrouvent des thèmes que l’on pourrait qualifier de religieux ou mystiques, avec des références directes au bouddhisme amidiste, et à son introducteur au Japon Shinran, ainsi qu’à Kieerkegard. 

On pourrait dire que c’est à ce moment-là que Tanabe réalise pleinement le « néant absolu ». Jusque-là en effet, l’action médiatrice du néant dit absolu avait épargné ce qui, n’ayant l’air de rien était peut-être le plus important : l’idée du néant absolu. Or un néant véritablement et absolument conséquent doit aller jusqu’à se nier lui-même et partant, cette illusion de compréhension de la réalité qu’il maintient sous le nom d’« idée ». Il s’agit d’une véritable conversion du regard, métanoia, selon les propres termes de Tanabe puisque la pensée doit détruire tout ce qu’elle a construit et, en renonçant ainsi à la compréhension, renoncer à son instinct le plus viscéral. Mais que reste-t-il quand il n’y a plus rien qui ne s’annihile, qui ne disparaisse aussitôt apparu ? La réponse du philosophe est celle du bouddhisme de la Terre pure : une Force Tierce (tariki) à laquelle il faut se remettre et qui implique en retour de renoncer à sa propre force (jiriki), c’est-à-dire à la théôria, à la pensée. « On pressent ici que Tanabe cherche progressivement à orienter son lecteur vers une sorte de point limite de la philosophie, où le conceptuel s’accomplit dans la praxis, et où la praxis est elle-même alimentée par une intention religieuse » exprime Bernard Stevens de manière très intéressante. 

La statue du bouddha Amida, dans l’ancienne capitale shôgunale de Kamakura, symbole de cette force extérieure (tariki) qui guide les âmes en souffrance vers le paradis de la Terre Pure sur lequel il règne.

L’esprit capable de cet affrontement pratique « néantifiant », sans cesse renouvelé, peut à bon droit être appelé intellectuel. Tanabe dit qu’il se situe ainsi dans la  « position du néant ». Cependant, cette qualification ne dissipe pas suffisamment à mon goût le parfum tentateur de la théôria. Au terme de « néant », chargé de millénaires de métaphysique occidental, il me semble judicieux de lui préférer celui d’une autre tradition de pensée qui a tant inspiré l’école de Kyôtô et Tanabe. Les maîtres bouddhistes ont en effet développé une attitude spirituelle, reflétée dans leur manière d’enseigner, qui décrit mieux que
« néant » ce que peut être la pratique intellectuelle. Il s’agit de l’
upâya, terme que l’on peut rendre par « moyen habile » (moyen au sens d’outil). 

 

L’upâya est, selon la bonne formule de l’article Wikipédia qui lui est consacrée, « une sorte d’illusion à visée pédagogique » : chaque être humain souffrant d’une affliction de forme particulière pour les bouddhistes, il fallait ainsi s’adapter à telle ou telle illusion particulière pour, au moyen d’une nouvelle illusion provisoire, en provoquer la disparition (vocable plus typiquement bouddhiste, plus efficace pour les Occidentaux que nous sommes car moins chargé de poids théorique). En cela Wittgenstein est très bouddhiste : « Mes propositions sont des éclaircissements en ceci que celui qui me comprend les reconnaît à la fin comme dépourvues de sens, lorsque par leur moyen – en passant sur elles – il les a surmontées. (Il doit pour ainsi dire jeter l’échelle après y être monté.) Il lui faut dépasser ces propositions pour voir correctement le monde. » (Tractacus 6.52). Où l’outil (l’échelle) doit être jeté après avoir dûment constaté qu’il ne nous mène nulle part.
De la même façon que le pyrrhonisme ou les penseurs de la Nouvelle Académie dans la Grèce du troisième siècle avant notre ère ont auguré d’un scepticisme particulier qui nie jusqu’au fameux « je sais que je ne sais rien » socratique, refusant ainsi de se couler dans quelque dogme que ce soit, fût-il celui de l’ignorance. 


Voici venir l’heure de la conclusion, exercice particulièrement périlleux en cette instance. La conclusion ayant en effet beaucoup à voir avec cette volonté toute dialectique de dépassement. On pourrait croire que les (très) longs développements qui précèdent n’avaient qu’un lien ténu avec le problème qui nous occupait initialement, à savoir la dialectique entre philosophie et sciences de l’observation initiée par le rapprochement entre Pierre Legendre et Heidegger : il n’en est rien.

Car la question dialectique, si l’on tend avec Tanabe à en admettre la disparition philosophique, semble au moins d’actualité biologique. Cette dernière semble toujours pouvoir sauvegarder cette réalité dialectique en établissant un Absolu : la gratification du système nerveux. Un absolu fondé sur l’observation, moins suspecte  que la spéculation philosophique de venir justifier a posteriori une nécessité antérieure. C’est là tout le danger (pour autant qu’il y ait un « danger » à concevoir un absolu) car l’observation est tout aussi a posteriori que la pensée. Henri Laborit lui-même ne disait pas autre chose : même en postulant que toute notre existence découle de notre système nerveux, « personne n’est capable de refaire l’histoire du système nerveux d’un de ses contemporains, à commencer par ce contemporain lui-même ». Plus fondamentalement, il faudrait encore parvenir à s’entendre sur ce que c’est que de « faire l’histoire d’un système nerveux » et se persuader que la simple observation nous en donnerait le fin mot. En d’autres termes, la « lucidité » à laquelle nous nous croyons parvenu, fût-elle celle de l’observation, est un effet de quelque chose qu’il est impossible de connaître, d’appréhender intellectuellement. Ce que nous appelons « gratification du système nerveux » et des circuits duquel nous observons par imagerie l’activation est infiniment plus complexe que la représentation que nous convoquons par ces mots, représentation dont elle est un effet peu élaboré qui ne nous satisfera sans doute que pour un temps donné. 

Que reste-t-il alors quand il n’y a plus d’absolu, donc plus de « Monde », de « Réalité » ?
On serait tenté de répondre : le meilleur, le plus intéressant, la vie. C’est à dessein que je n’écris pas « vie » avec un V majuscule afin de me garder de la tentation de retourner à un Absolu théorique. Contrairement au philosophe Michel Henry par exemple dont l’œuvre,
pour géniale qu’elle soit, me semble reposer sur la raison théorique. Une raison phénoménologique certes, à rebours de la « conscience existentiale » heideggerienne ou de la science biologique, mais qui n’en érige pas moins un absolu conceptuel.
Cette
vie qui reste c’est peut-être chez Montaigne qu’on en trouve la plus sublime expression comme l’a bien repéré Pierre Manent dans un superbe texte (Montaigne, La vie sans loi). Ce que l’auteur des Essais appelle tour à tour la « vie à visage découvert » ou la « vie sous les yeux du soleil ». 

« “Servir la vie selon elle”, écrit Pierre Manent, ou, comme le dira aussi Montaigne à la dernière page des Essais, “jouir loyalement de son être”, est une entreprise paradoxalement fort ardue car, par une maladie qui nous est propre, nous sommes portés à mépriser notre être.
Il nous faut parvenir à mépriser ce mépris qui nous vient si facilement, si impérieusement. En congédiant moqueusement les hautes finalités de la philosophie et de la théologie, disciplines qui précisément fomentent la présomption humaine dont elles sont d’ailleurs une expression, en se proposant de nous ramener vers notre condition en produisant l’exemple de sa vie seulement excusable, Montaigne […] n’a pas choisi la voie de la facilité ». Le choix lexical de la maladie peut ici utilement nous rappeler le bouddhisme et l’intention première thérapeuthique du Bouddha, qui n’a jamais prétendu tenté autre chose que de mettre un terme à la souffrance (née de l’attachement).
« Montaigne est ainsi à la recherche d’une parole qui ne succombe pas à la tentation trop humaine “d’échapper à l’homme” par une philosophie, une religion, une politique “supercéleste”. Il est à la recherche d’une parole qui prévienne cette tendance et nous arme contre cette tentation. Il s’agit pour lui de réduire l’écart entre la parole et l’action, la parole et la vie, par une certaine parole, une parole inédite qui institue un usage nouveau, un régime nouveau de la parole. » 

L’exemple de Hajime Tanabe nous le montre : la tentation trop humaine du mépris de notre être et du refuge dans l’arrière-monde philosophique, ou quel que soit le nom qu’on lui veuille donner, est toujours présente. Sa séduction est d’autant plus grande que ce privilège théorique s’accompagne souvent d’une forme de gratification propre au mouvement dialectique de dépassement. Il est presque toujours tentant de dépasser le dépassement et, par ce mouvement même de dépassement, de créer une nouvelle forme de dialectique, c’est-à-dire d’y retomber. On imagine ainsi facilement une dialectique de dépassement de la dialectique, repérable dans ce que Bernard Stevens nomme la « tonalité kierkegaardienne » du « second » Tanabe et qu’il décrit par cette phrase : « c’est par la médiation de notre engagement dans la réalité historique que nous actualisons notre rapport à l’Absolu ». Où le nouvel Absolu n’est plus un absolu particulier mais la certitude que demeureront toujours des Absolus par rapport auxquels notre existence prendra son sens. L’absolu demeure malgré les apparences dans son idée même, dans la notion d’Absolu, quand bien même elle est effectivement dépouillée de sa temporalité immédiate. 

Ce n’est pas pour le simple plaisir de noircir des pages Word que j’écris tout cela : j’ai moi-même été « tenté » par cette tentation théorique, et même dialectique, suite à ma découverte du livre d’Henri Laborit Éloge de la fuite, à laquelle m’avait « préparé » celle de Legendre. Je fus en effet tenté d’identifier un Absolu de l’ordre de l’agir motivationnel dans la perspective de la gratification du système nerveux. Une forme actualisée du Monde comme Volonté et comme représentation en somme.
Après maturation cependant, et suivant le chemin que j’ai décrit, il m’a fallu admettre que, pour véritablement aller au bout de cette pensée, il fallait bien accepter d’être le jouet (expression d’Henri Laborit) de ce système nerveux qui n’était arrivé que temporairement au refuge précaire de ces quelques mots qu’il me plaisait de tenir pour absolus.
Et, malgré une sympathie qui ne se dément pas pour Schopenhauer, je me sens à nouveau plus proche du Nietzsche qui s’est refusé à publier
La volonté de puissance, celui qui a refusé de resculpter le marbre de l’idole philosophique que son marteau avait si puissamment détruit. Plus proche de Montaigne, de Nagarjuna, maître Eckhart, Pyrrhon, Cioran, Tanabe, Wittgenstein, et de tous les moines bouddhistes qui ont facétieusement envoyé promener leurs disciples, que des grands constructeurs de systèmes, fussent-ils les plus magnifiques.
Qu’il soit bien entendu, pour le dire dans le procédurier
lingo de notre époque, que je me réserve le droit de changer d’avis, ou plus précisément que je n’exclue pas de trouver vivantes de nouvelles perspectives sur ceux-là ou sur d’autres.

Ces refuges une fois désertés, que reste-t-il ? Sincérité et spontanéité, par exemple : mots qui ont trouvé une formidable résonance dans le Japon et c’est pourquoi qui grattera l’écaille moderne de ce merveilleux coin de terre est assuré d’y trouver de vifs trésors.
Il n’est pas anodin que soit manifestée dans les
Essais la même exigence de sincérité (makoto); exigence dont le comte Okuma écrivait qu’elle était la règle par excellence et le seul terme éthique du vocabulaire japonais. Que le XXème siècle soit remercié pour avoir produit des philosophes de la trempe de Wittgenstein ou Tanabe qui ont eu l’émouvant génie de la sincérité.   

Reste aussi l’horizon vivant du Bien et du Beau, dont la disparition hors du système legendrien avait été justement remarquée par
M. Baptiste Rappin. Il est en effet singulièrement difficile de déterminer si cette vie « à visage découvert » ou « sous les yeux du soleil », cette « Voie du milieu » incertaine et difficile – d’autant plus difficile qu’elle est incertaine dans un Monde dont la certitude est l’argent facile – est préférable à la
théôria, au dialectisme voire au dogmatisme, dont les séductions sont plus évidentes. La question évidemment est sans réponse car il faut vivre. Il se peut en tout cas que la vie sous le soleil soit plus belle que celle figée à l’aune d’une transcendance quelconque, qu’elle amène plus de sérénité – cette douce ataraxie que recherchait les plus philosophes des Grecs. Lorsqu’on ne peut plus rien dire on peut encore tout dire et l’on peut encore jouer. Lorsqu’à vie on ôte son corset, et avec le corset jusqu’à l’idée de la vie, il reste encore de ce quelque chose  dont on fait des livres et de la musique. Je pourrais écrire que la majeure partie de l’art bouddhiste est né de cette méfiance envers le foin des mots et ses meules de théorie, qu’Unkei n’a sculpté ses envoûtants Mujaku et Jizô que parce qu’il était intimement pénétré de la nécessité de montrer plutôt que de dire, que Montaigne n’a trouvé de si vives formules que parce qu’il ne s’attachait que d’apparence au dogme catholique, que je n’inspirerai encore sûrement qu’une juste méfiance aux principaux concernés.

L’un des Mujaku du sculpteur Unkei, conservé au temple Kokufuku-ji à Nara
On ne s’imagine Platon et Aristote qu’avec de grandes robes de pédants. C’étaient des gens honnêtes et comme les autres, riant avec leurs amis. Et quand ils se sont divertis à faire leurs lois et leurs politiques ils l’ont fait en se jouant. C’était la partie la moins philosophe et la moins sérieuse de leur vie ; la plus philosophe était de vivre simplement et tranquillement. S’ils ont écrit de politique c’était comme pour régler un hôpital de fous. Et s’ils ont fait semblant d’en parler comme d’une grande chose c’est qu’ils savaient que les fous à qui ils parlaient pensaient être rois et empereurs. Ils entrent dans leurs principes pour modérer leur folie au moins mal qu’il se peut.
Pascal, Pensées 

Comme toujours, la tentation est grande de faire tomber le couperet de la conclusion. Gardons-nous en cette fois.
Demain, peut-être, le soleil daignera-t-il darder sur nous de plus concluantes lumières. Je ne suis ma foi pas mécontent de cette petite réflexion mais les affres s’en font sentir, aussi m’en vais-je suspendre provisoirement égo et jugement comme l’heureux paresseux se suspend
felix culpa à sa branche. Et il me semble que ce sympathique patron de ma conclusion n’aurait pas désavoué la magnifique antienne montaignienne : « mon métier et mon art c’est vivre ».

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