C’est bien souvent le premier qualificatif dans la bouche de nos compatriotes revenus d’un séjour au Japon : les Japonais sont très polis. Presque trop d’ailleurs. Trop pour être honnête en tout cas, comme on dit.
Si l’on reconnaît volontiers que la vie pratique s’en trouve agréablement facilitée, nombreux sont ceux qui se plaisent à souligner le revers de la médaille : l’amabilité japonaise serait en fait largement factice. Une belle façade à offrir à la société et au visiteur de passage, qui masque hypocritement des réalités plus prosaïques, notamment celle-ci que les Japonais seraient en fait largement égocentrés dans leur quotidien. Et nos déçus de citer à ce propos plusieurs exemples – facilement constatables il est vrai – dont le principal est le fait que presque personne ne cède son siège dans le métro.
Ce qui exaspère les Occidentaux qui demeurent imprégnés, comme le soulignait Roland Barthes, « [d’]une certaine mythologie de la personne », c’est qu’autant de temps et d’importance soient accordés à l’extérieur plutôt qu’à l’intérieur. Au tatemae plutôt qu’au honne pour utiliser les termes japonais avec lesquels les oreilles de tous ceux qui s’intéressent au Japon ont été rabâchées. Assez inutilement à mon avis, soit dit en passant, dans la mesure où ces catégories coïncident parfaitement avec celles que nous utilisions déjà.
Roland Barthes encore : « topologiquement, l’homme occidental est réputé “double”, composé d’un “extérieur” social, factice, faux, et d’un “intérieur” personnel, authentique ». De là à penser que cette distinction est inopérante, voire franchement contreproductive, pour tenter de comprendre un savoir-vivre largement antérieur au premier contact avec l’Occident, il n’y a qu’un pas que je vous invite à faire gaiement.
Notre vision de la politesse, et des rapports à autrui en général, découle de cette conception dualiste entre
« intérieur » et « extérieur » dont ne s’encombre pas le Japon. Ni l’Orient en général, à en croire Barthes[1].
Dont la préférence semble d’ailleurs aller au modèle oriental. Je voudrais, sinon vous convaincre de ce qu’il aurait en cela bien raison, du moins vous montrer que la politesse à la japonaise n’est pas seulement reposante au quotidien mais qu’elle cache aussi une profondeur philosophique qui semble de moins en moins accessible à un Occident de plus en plus balourd.
Commençons par écarter du débat l’acception la plus fréquente et superficielle de la politesse, celle d’un ensemble de règles formelles à respecter. Evidemment, la règle sans la compréhension du but qu’elle vise n’est rien et, même s’il est tentant de limiter la politesse japonaise à un sens exacerbé de l’obéissance et à la moutonnière force de l’habitude, ce serait manquer l’essentiel. Parce que les Japonais ont bien conscience que la lettre sans l’esprit n’est rien, contrairement à ce qu’une observation superficielle pourrait laisser croire. Aucune loi n’oblige un caissier à vous courir après pour vous rendre le centime que vous avez oublié, aucune loi n’oblige un habitant du quartier où vous vous êtes perdu à vous raccompagner à la gare ou au kôban[2] le plus proche, pas plus encore qu’aucune loi ne forcera le policier qui y sera de service à remuer ciel et terre pour régler votre problème personnel.
C’est bien en effet une forme de sincérité qui donne son sens à cette exquise politesse japonaise : n’oublions jamais que celle-ci (makoto ou makogoro) est la vertu morale par excellence au Japon. Aversion pour le calcul et la poursuite de l’intérêt égoïste, le makoto est un engagement existentiel qui exige dans sa dimension éthique une réelle ouverture à l’Autre. La politesse est d’abord reconnaissance de la vulnérabilité d’autrui, ou plutôt de la friabilité de ses idées, de ses convictions ; et en miroir de notre propre friabilité, celle de notre persona[3], c’est-à-dire celle de notre personnalité laborieusement construite au gré des interactions sociales. Car la politesse à la japonaise est profondément imprégnée du muga 無我 bouddhiste, cette conviction que le « Soi » est une illusion et que les rapports humains gagnent considérablement à s’en débarrasser. Elle est d’abord conscience de l’absence du Soi, de cet « intérieur » substantialisé, essentialisé qui autorise logiquement l’occidental à se montrer impoli pour y rester fidèle, « rester vrai ».
La politesse est le reflet et la conséquence de la conception plus intime et profonde que se fait le Japon de l’être humain. De toute existence humaine, ningen sonzai, pour reprendre les concepts de Tetsurô Watsuji qui est le premier philosophe à l’avoir explicitée[4]. Au Japon si l’on suit Watsuji, l’existence n’est pas réductible à une essence, un principe fondateur ou même un être fondamental qui serait accessible à une conscience singulière. L’humain, comme l’indique son étymologie japonaise ningen 人間 (littéralement l’espace entre les individus), est ce qui se constitue dans l’échange avec l’Autre, dans un mouvement de balancier entre la conscience individuelle et ce qui lui vient de l’extérieur (des autres), qu’elle interroge et interprète sans fin dans un mouvement dialectique qui ne donne la préséance ni à l’un ni à l’autre. La réalité humaine se situe dans l’entre, dans « l’intérité », aida 間 en japonais qui est le deuxième caractère du mot ningen 人間.
La politesse est cette « intérité » matérialisée, la reconnaissance symbolique du rôle irréductible de l’Autre. C’est la traduction concrète de l’éthique qu’appelle cette conception de la réalité humaine. Une éthique qui est en un certain sens religieuse car elle comporte l’horizon d’un Bien fixe qu’est l’existence humaine intersubjective[5]. Religion de la politesse donc presque, en ce qu’elle tente d’aller chercher l’Autre véritable chez l’autre individu « concret » qui fait parfois tout son possible pour l’en empêcher, de la même façon que les croyants font de leur mieux pour aimer leur prochain, aussi plein de défauts soit-il. En témoigne un superbe passage du Japon moderne et de l’éthique samouraï de Yukio Mishima :
« Un monde humain est un monde d’égards pour les autres […] Même lorsqu’il s’agit de critiquer les autres Jôchô[6] prêche intarissablement la vertu du ménagement et de la délicatesse.
Réprimander autrui est […] en vérité un acte de charité. Pour le remplir correctement il faut se donner du mal […] La plupart des gens considèrent apparemment comme un effet de leur bonté de dire aux autres ce qu’ils ne veulent pas entendre […] Une telle façon de procéder est totalement dépourvu de mérite. Le résultat n’est guère meilleur que si l’on s’était mis à insulter la personne et à l’embarrasser délibérément. Avant de passer à la critique, on doit d’abord s’assurer que la personne visée l’acceptera, on doit d’abord devenir son ami, partager ses préoccupations et se comporter de façon à gagner totalement sa confiance si bien qu’elle ajoutera foi à ce que l’on dit. On pourra commencer par parler de ses propres défaillances et laisser voir à l’interlocuteur où l’on veut en venir sans prononcer un mot inutile […] Il est extrêmement difficile de bien critiquer ».
Bien loin du respect aveugle d’un ensemble de règles froides, la politesse est avant tout délicatesse. Qui peut atteindre des sommets de raffinement dans la mise de côté de son ego et l’adaptation à son interlocuteur comme en témoigne cet éloquent passage. Dans son rapport le plus pur, entre deux êtres sincères (retour à l’importance du makoto), cette délicatesse/politesse est une forme d’amour.
« Un monde humain est un monde d’égards pour les autres » Y. Mishima, Le Japon moderne et l’éthique samouraï
Il ne s’agit pas pour autant d’une bienveillance de principe, d’une empathie spontanée et naturelle, qui serait traditionnellement plutôt une vertu chinoise. Au contraire, la politesse japonaise est une construction, un effort pour aller au-delà du naturel, au-delà d’un certain naturel en tout cas. La sympathie, la « pitié » comme l’écrit Rousseau trouve sa place comme vertu dans le bushidô au même titre que l’honneur, la loyauté ou la droiture. Ce n’est pourtant pas la plus importante.
Comme on ne le répètera jamais assez, la « règle par excellence et le seul terme éthique du vocabulaire japonais » (selon le comte Okuma cité par Ruth Benedict) c’est la sincérité (makoto). Aucune « valeur » n’a, ironiquement, de valeur si on ne la met pas à l’épreuve de l’expérience et du jugement d’autrui. La sincérité n’est pas autre chose que l’acceptation de cette « ingérence » de l’Autre dans le Même que l’individu essaye naturellement de construire. Car on sait bien au Japon que la tentation première et toujours forte de retourner à soi, à ses intérêts et à ses pulsions ne se gêne pas pour emprunter le langage des valeurs et de l’ouverture à autrui. Un peu comme le Nietzsche généalogiste de la morale, le Japon fait toujours le procès en insincérité des « valeurs » que l’on ne défend avec acharnement que pour mieux masquer qu’elles ne servent que notre propre volonté de puissance.
« La sincérité est la règle par excellence et le seul terme éthique du vocabulaire japonais » Le comte Okuma cité par Ruth Benedict
L’empathie naturelle c’est la sympathie par identification à cette volonté de puissance égocentrée.
La délicatesse c’est la volonté de se tirer soi-même et autrui hors de cette volonté de puissance pulsionnelle pour accéder à l’existence humaine intersubjective.
La politesse c’est de toujours reconnaître chez l’Autre le potentiel de relation intersubjective, le potentiel nouvel
« entre » qui pourrait se créer même s’il ne se crée pas en pratique parce que l’un des individus ne parvient pas à se défaire de son ego.
La sincérité supplante toutes les autres valeurs car elle implique de les réinterroger a posteriori à la lumière de cette ouverture à l’Autre et dépris de l’intérêt égocentré qui caractérise la pente naturelle de l’être humain et du monde en général. Il n’y a pas plus sincère en fait qu’un homme poli. Si la sincérité du héros tragique des temps guerriers dont parle Ivan Morris dans The nobility of failure trouve son expression dans l’absolu du suicide c’est parce qu’il n’y a pas ou presque d’existence humaine intersubjective, de ningen 人間 dans le monde dans lequel il évolue, qui est le théâtre des passions et des pulsions : le seken 世間, l’autre nom du samsara bouddhiste (le cycle de la vie et de la mort pour reprendre l’étymologie japonaise). L’ordre n’est pas anodin : la politesse vient elle aussi chronologiquement en dernier, avec la sincérité, puisqu’elle est cette sincérité consciente d’elle-même, qui cherche sans jamais se décourager son équivalent chez autrui.
Pourquoi, alors, préférer le rapport codé au rapport informel pour revenir à l’interrogation de Barthes ? Déjà parce que le rapport informel finit souvent en rapport de force brut et stupide, surtout dans un Occident de moins en moins civilisé. Le rapport codé au contraire nous force hors de nos instincts et nous rappelle la possibilité d’une interaction réelle avec autrui, par-delà l’affrontement des egos. La politesse formelle représente théâtralement la mise de côté de l’égo de chacun. Comme règle formelle elle n’est fondamentalement qu’un rappel de ce qu’est la condition indispensable d’un échange fécond et, au-delà, de toute existence humaine (qui vaille la peine d’être vécue pourrait-on ajouter). Charge à chacun après d’aller effectivement découvrir l’Autre chez Soi et Soi chez l’Autre, sans qu’il n’y ait évidemment aucune garantie que cet échange ait lieu effectivement. Le véritable génie de la politesse japonaise réside dans les trésors de délicatesse qui sont déployés pour que cette interaction ait lieu et dans le souci constant que ce lien soit maintenu, peu importe à quel point les deux sujets s’opposeraient sur le plan éthico-politique[7], c’est-à-dire sur le sens et la valeur de leur relation, de leur aida.
[1] Aude Fieschi dans Le masque du samourai qui explore remarquablement certains aspects de la culture nippone, dont celui de la politesse, et qui prend la réflexion de Barthes pour point de départ.
[2] Postes de police de quartier
[3] Telle que l’entendait par exemple Carl Jung dont il propose une signification à partir de l’étymologie latine
[4] Pour plus de détails voir les ouvrages du principal concerné évidemment dont le seul traduit en Français malheureusement est Fudô, le milieu humain ou les très bons livres de Bernard Stevens. Je vais ici « tailler à la hache » en renvoyant le lecteur à ces ouvrages pour plus de précision.
[5] Pour la même raison qu’Emmanuel Lévinas parle d’« intrigue religieuse » coincée entre le pôle « éthico-religieux » et le « pôle éthico-politique »
[6] Jôchô Yamamoto est l’auteur du Hagakure, recueil qui expose l’essentiel du bushidô (la voie des samouraïs) tel qu’il en est venu à être compris et accepté plus tard. Le Japon moderne et l’éthique samouraï est avant tout un commentaire du Hagakure.
[7] Selon la définition D’E. Lévinas