C’est un geste incroyablement commun mais qui n’en manque pas moins de surprendre, voire – osons les grands mots qui pourraient nous rendre suspect d’orientalisme – de fasciner. Une femme japonaise cache sa bouche en la couvrant de sa main pour rire, ou parfois pour manger. Ou un homme d’ailleurs, même si cette pratique est aujourd’hui plutôt l’apanage du sexe féminin. Sei Shônagon déjà, dame de compagnie à la cour impériale du Xème siècle et contemporaine de Murasaki Shikibu[1], décrivait une scène semblable dans ses Notes de chevet où deux prêtres (deux hommes) se cachent le visage avec un éventail pour « rire plus librement » de la haute société qui se montre à un office religieux.
En soustrayant son visage à la vue il s’agit évidemment de se soustraire au regard et au jugement d’autrui, dont on connaît la force au Japon. Evidence qu’il n’est peut-être pas inutile de formaliser : on masque à autrui ce qu’il n’est pas convenable de lui montrer. La mastication est à cet égard plutôt compréhensible mais masquer son rire peut sembler plus saugrenu. Est-ce parce que l’on juge le sursaut disgracieux, ou par crainte que son interlocuteur pense que c’est de lui que l’on rit ? Le rire, après tout, n’est pas toujours moquerie ; on observera pourtant que la plupart des Japonaises qui ont cette habitude masquent leur visage chaque fois qu’elles rient. Y aurait-il plus qu’un simple égard pour autrui ? Nous y reviendrons.
La description du visage constitue un exercice littéraire consacré. Il est, de plus, largement devenu l’objet de réflexions philosophiques sous l’influence de la phénoménologie du corps et, singulièrement, de l’œuvre d’Emmanuel Levinas, qui voyait dans le visage la trace de l’existence de l’Autre et un constant rappel de notre responsabilité.
Le visage est traditionnellement conçu en Occident comme une surface, plus ou moins agréable à regarder, qui reflète des émotions : ne dit-on pas souvent que notre visage « trahit » nos émotions, au point que l’on en a parfois « les traits déformés ». De cette représentation découle souvent un regard scrutateur qui cherche à mettre à nu, à dévisager. L’exigence d’un rapport sans médiation, « sans filtre » et dans le blanc des yeux.
Une face franche et honnête qui inspire la confiance et encourage le dialogue, voilà grossièrement défini un idéal possible du visage de l’honnête homme. Au Japon en revanche, où le poids du groupe se fait pesamment sentir et où l’intimité n’a rien de cet ultime refuge qu’elle est en Occident, on sait bien la vulnérabilité qu’il y a à se dévoiler et la dangereuse pauvreté de la transparence. A l’exigence de la rencontre se substitue celle de l’échappatoire, de l’intime à créer contre et au milieu des regards. Deux attitudes en apparence diamétralement opposées mais se rejoignant essentiellement me viennent à l’esprit pour l’illustrer.
Commençons par la moins intéressante, celle du guerrier. « Le vrai samouraï ne doit jamais donner l’impression qu’il faiblit ou qu’il perd courage » écrit Jôchô dans son célèbre Hagakure. Comme le rappelle Aude Fieschi dans Le masque du samouraï, un samouraï ne doit jamais se plaindre. Il doit rester constamment sur ses gardes de peur de laisser échapper un mot de faiblesse. Car, « à partir d’un propos insignifiant prononcé par inadvertance, on risquerait de faire des conjectures sur sa nature profonde ». Toute une discipline donc, pour se protéger du groupe sans le quitter. Une vigilance aussi exténuante qu’est abrutissant le poids du groupe et de la rumeur. A l’opposé de la sereine résignation d’un Marc-Aurèle, le stoïcisme d’apparence de la classe guerrière japonaise est bien un « sport de combat », comme l’est la sociologie pour Pierre Bourdieu. Comme un savoureux écho, ce que le Bushi combat par son masque d’indifférence c’est précisément ce à quoi la sociologie consacre de laborieux développements : la domination par le groupe[2]. Ce pourquoi le samouraï se forge cette indifférence affectée, c’est bien sûr la liberté : celle de ne pas avoir à répondre au groupe. Faire étalage de ses émotions, communes à l’état brut à tous les animaux humains, c’est donner une occasion rêvée à la meute de définir son identité et, partant, d’y être réintégrée. Le visage d’un guerrier se doit de ne présenter aucune aspérité, aucune prise. Paradoxalement, mais seulement en apparence pour les raisons que nous venons d’exposer, « il ne montre ni signe de joie ni de colère » était une phrase qui dénotait une personnalité forte.
On pourrait trouver une deuxième attitude un peu différente quant au visage et à ses usages dans la figure de la femme noble de l’époque Heian[3]. Comme le souligne Ivan Morris dans The world of the Shining Prince, les femmes aristocrates de l’époque Heian vivaient constamment dans l’ombre : derrière des paravents, des rideaux… et plus généralement du fait de la pénombre qui régnait dans les demeures à l’époque. Pourtant, elle n’avait pour autant qu’une intimité très relative, principalement parce que leurs moindres faits et gestes étaient épiés et commentés (notamment par leurs dames de compagnie ou leurs domestiques, voire celles des maisons voisines). Constamment exposées à la pression du groupe, l’essentiel de leur liberté résidait dans l’ombre. C’était l’ombre qui leur conférait cette mystérieuse aura prisée par la société de l’époque et qui lui permettait d’exister en son sein; en particulier vis-à-vis des hommes, dont on lit fréquemment dans les écrits de l’époque qu’il leur arrivait plus souvent de tomber amoureux après avoir entraperçu une nuque ou une chevelure de dos qu’un beau visage de face. Rien d’étonnant alors à ce que nombre de femmes cherchent à masquer une partie de leur visage. Que ce soit au moyen d’un éventail, image d’Epinal de la Geisha, ou simplement en la couvrant de sa main comme on l’observe encore si fréquemment aujourd’hui. Séduction rime souvent avec dissimulation, une dissimulation absolument vitale aux aristocrates de Heian pour s’extraire du groupe et faire l’expérience de l’Autre et de la liberté[4].
Au Japon où le groupe a la préséance sur l’individu, ce dernier n’a que trop conscience du regard qui pèse sur lui et sur cette interface privilégiée qu’est son visage. En même temps qu’en guerrier il se protège et s’applique à ne pas se trahir, il prend comme la féminine aristocrate d’Heian la mesure du pouvoir que pareil outil renferme, pourvu qu’on sache en jouer. Cela passe notamment par la dissimulation, par exemple telle qu’elle était pratiquée avec art au Moyen-Age ou telle qu’on la retrouve aujourd’hui utilisée par les mangaka pour accentuer un effet dramatique. N’avez-vous jamais remarqué, amateur de manga ou de dessins animés japonais, ces mises en scène de visage où n’apparaît clairement qu’une partie de celui-ci (typiquement les yeux pour montrer la détermination par exemple ou les dents pour afficher un sourire carnassier ou ironique)[5].
Inversement, le visage se révèle, se sublime parfois dans une exubérante exhibition, que l’on retrouve le plus souvent à huis clos. Ainsi le cinéma et le théâtre japonais contiennent de nombreuses scènes émotionnelles d’une intensité rare où les traits du protagoniste sont littéralement déformés par un trop-plein d’émotion, qui se transforme en une surenchère qui peut paraître grotesque, voire pathologique à l’observateur inaccoutumé mais qui exprime, bien mieux que des mots aux yeux de nombre de Japonais, la singularité d’un individu. Il existe une myriade d’exemples dans les films japonais de ce moment où un personnage, souvent masculin, s’emporte au point que son corps entier tressaute comme s’il tentait de lui imprimer ses propres tremblements intérieurs. Scènes souvent accompagnées d’un discours qui est au fond secondaire : ce qui compte, ce qui est montré, prouvé c’est l’intensité de l’émotion, de la singularité par l’énergie qui pulse dans le corps et sur le visage. On retrouve en écho le makoto, la sincérité dont il était question dans l’article sur Deathnote et l’histoire au Japon : la singularité, la liberté de l’individu au Japon est bien plus une question d’absolu (sincérité) qu’une grise affaire de concepts et il est en cela logique qu’elle se manifeste avec le plus d’éclat l’espace d’un instant sur un visage volontairement déformé.
Je voudrais conclure sur une observation : comme la Grèce antique que l’on qualifie traditionnellement de civilisation agonistique[6], le Japon attache une grande importance au regard de l’autre. Ces deux civilisations sont aussi celles du masque, notamment du masque théâtral, qui se qui présente une nette ressemblance dans ces deux pays, singulièrement ceux dont la forme est celle d’un visage grimaçant. C’est sans doute à cause de ce regard omniprésent que les Japonais ont une conscience exacerbée du visage, point de passage obligé dans les relations avec autrui. A la fois source de vulnérabilité et de liberté, il convient des fois de le dissimuler, d’autres de le transfigurer. Toujours en jouer pour maintenir son individualité dans le groupe.
P.S. : Malgré le contexte (et le titre) il n’aura pas été question de Corona. Non pas que cela n’ait forcément aucun rapport, au contraire, mais n’ayant pas été au Japon pendant cette période je ne puis me livrer à des observations sur le sujet.
[1] Auteure du fameux Genji Monogatari (dit du Genji)
[2] Raison pour laquelle, au passage, l’ultima ratio de la sociologie est à chercher dans la biologie (du moins en ce qui concerne le courant majoritaire qui la conçoit comme l’étude des rapports de domination).
[3] Du VIIIème au XIIème siècle dans son acception étendue
[4] Ce qui pourrait également expliquer le peu d’intérêt que la culture japonaise manifeste pour le corps entièrement nu, qui va dans le cas des Japonaises de l’époque Heian jusqu’à une totale répulsion comme le montre un épisode narré par Murasaki Shikibu dans son journal durant lequel deux dames de compagnie se font voler leurs vêtements en plein milieu de la nuit, ce qui plonge leurs servantes dans un état de confusion extrême. « Inoubliablement horrible, le corps humain nu est dépourvu du moindre charme » commente Murasaki.
[5] Le personnage de Ryûku dans Deathnote est un exemple merveilleux avec les dessins de son visage qui mettent alternativement telle ou telle partie dans l’ombre pour mettre en lumière (littéralement) celle qui exprime le sentiment à faire passer.
[6] Basée, notamment dans les arts, sur des rapports de compétition