Le 27 novembre dernier, Nike, la marque américaine que l’on ne présente plus, a commis un spot publicitaire qui n’a pas vraiment été du goût de tout le monde au Japon. La vidéo en elle-même a suscité une avalanche de commentaires sur les réseaux sociaux (plus de 100 000 rien que sur Youtube et Twitter) dont la plupart sont critiques. En cause le portrait peu flatteur que l’entreprise brosse d’une société japonaise gangrénée par le racisme et la discrimination, en particulier à l’égard des plus jeunes, que la vidéo met explicitement en scène.
Evidemment, cette secousse n’a ébranlé que la petite sphère médiatico-twitteresque mais, pour désolant que ce soit, c’est devenu l’essentiel de notre « espace public » [1]. « Les kurofune [2] sont de retour ! » préviennent ceux qui perçoivent, à raison, le nouvel avatar de l’impérialisme américain derrière le « message » de Nike. Le pavillon est aussi noir que la coque des vaisseaux d’antan : il affiche cette fois le fameux logo blanc de la victoire, nous rappelant au passage que derrière Nike il peut aussi y avoir la force conquérante de Nikè[3]. Annus horribilis oblige, cet incident de communication s’inscrit en sus dans un contexte international qui a vu l’archipel jusqu’alors plein d’allant, troquer son enthousiasme olympien au profit d’un cadenassage en règle du pays avec une célérité déconcertante. Qu’on se rappelle la ferveur qui accompagnait le simple mot « オリンピック » (jeux olympiques) il y a à peine un an. Actualité qui n’est pas sans convoquer le souvenir de la « fermeture du pays » (sakoku) pendant les XVIIème et XVIIIème siècle, époque où régnait une méfiance de principe envers les étrangers.
Loin de moi l’idée de réprouver une salutaire circonspection mais il serait dommage de ne pas prendre la peine et le temps de l’examen. A bien y regarder en effet, la plupart des critiques relèvent plus de la réaction d’un orgueil blessé par une attaque trop directe que d’un désaccord profond de « valeurs », qui pénètrent par ailleurs assez aisément la société nippone quand elles savent se faire moins bourrines.
Il est vrai que Nike n’y est pas allé avec le dos de la cuillère, la vidéo promotionnelle laissant place à un ultime message qui vaut le détour : « you can’t stop us » en lingua franca (« vous ne pouvez pas nous arrêter »). Où l’on est en droit de se demander qui est visé par ce très générique « vous » qui a l’outrecuidance de s’opposer au « nous » consacré ; qui est lui nettement moins opaque (l’individu qui surmonte les obstacles dans la plus pure tradition de pensée américaine). « Nous » contre « vous », individus libres contre carcan social. Un peu fort de café, la pilule est d’autant plus dure à avaler pour des Japonais, dont la culture fait justement la part belle à la société par rapport à l’individu. Mauvais calcul de Nike que de mettre si directement en cause le rôle et le prestige des aînés, des senpaï dont on connaît l’importance au Japon. Leurs marketeux auraient sans doute mieux fait de lire les écrits de feue leur compatriote Ruth Benedict. Mais plus encore que cette agressive prise à parti, c’est le titre qui devrait attirer notre attention. Un compost de mots recyclés qui prêterait à sourire, ou à une partie de kamoulox, s’il n’était aussi fièrement révélateur. « The future isn’t waiting » : la formule en Anglais est creuse, interchangeable, le slogan pourrait parfaitement être celui d’une marque de lessive – ça aurait au moins le mérite du bon sens.
Ironiquement, c’est la formulation en Japonais qui trahit le mieux la pensée made in US de Nike : « 動かしつづける。自分を。未来を。 ». Littéralement, « Ne cessez jamais de vous faire avancer et de faire avancer le futur »[4]. Une marche en avant forcenée où toute forme de réflexion est proscrite. Ni pourquoi ni comment, toute vérité est mouvement ; et le diable, à défaut d’être dans les détails, est dans ce qui s’oppose au mouvement (n’oublions pas les soubassements théologiques qui sont rarement absents dans tout ce qui touche aux Etats-Unis). Comme La République en Marche ou le CIC[5], Nike a la bougeotte. On dira évidemment que ça ne manque pas de cohérence pour des sportifs mais le sport, fort heureusement, n’a pas à se limiter au « bougisme » comme le démontre amplement la tradition japonaise en la matière.
動かしつづける。自分を。未来を。
Plutôt que de critiquer le « message » de cette idéologie qui tourne à vide cependant, la plupart des internautes japonais ont préféré s’en prendre directement à l’entreprise, qu’ils jugent hypocrite et mal placée pour donner des leçons. Réaction humaine qui n’est ni incompréhensible ni mauvaise stratégiquement mais qui peut occulter le fond du problème. Beaucoup ont pointé le fait que les sous-traitants de Nike participent au travail forcé des Ouïghours, d’autres que l’école nord-coréenne qui apparaît dans le clip aurait des liens avec les phénomènes de kidnapping de Japonais par certains ressortissants de Corée du Nord… Plutôt que d’examiner posément la Weltanschauung de Nike, on s’en prend à l’adversaire dans ses propres termes en démontrant qu’il se garde bien d’appliquer ce qu’il prêche, dédaignant malheureusement de s’intéresser fondamentalement au prêche lui-même. Confondre un Tartuffe n’a jamais eu raison de son dogme, a fortiori lorsque la motivation à le démasquer vient de l’affront qu’il a eu la maladresse de commettre. Pour un Nike qui surjoue la provocation, combien distillent le nouvel american way of life parmi des Japonais dont ils auront soin de ménager la sensibilité ?
Le célèbre « talent » (talento) et journaliste Morley Robertson, d’origine américaine, s’est fendu pour la BBC d’un commentaire à mon sens particulièrement pertinent sur la question : « beaucoup de Japonais n’aiment pas que des étrangers leur disent ce qu’ils doivent faire. En revanche, si ces étrangers font preuve d’une bonne connaissance des règles japonaises on les tiendra en haute estime, même s’ils se montraient véhéments jusqu’alors. » Beaucoup d’étrangers au Japon se rappelleront probablement avoir fait l’expérience de s’être vu chaudement félicité pour avoir scrupuleusement suivi une coutume ou une règle implicite locale, sans nécessairement avoir compris son origine ou son utilité. Pourquoi pousser l’effort jusque-là d’ailleurs lorsqu’une stricte application à la lettre suffit à vous valoir l’estime du groupe ? Sacrifier l’esprit à la lettre et, pire, préférer chez l’étranger cette semi-habileté à un attachement et un intérêt sincère pour le pays, ses us et ses façons de vivre amoindrit significativement la qualité de l’échange culturel.
Si le symbole prime sur la réflexion et l’échange, s’il suffit d’avoir les codes (au sens le plus littéral) pour être écouté des Japonais, il ne faut pas s’étonner que certains de ceux qui maîtrisent ces commodes clés d’entrée en abusent et parviennent à diffuser des choses qui ne mériteraient pas de l’être. Concept bien connu des étrangers, qui se le voient doctement enseigné dès leurs premiers pas en terre nipponne, la fameuse distinction entre Soto et Uchi – entre l’extérieur et l’intérieur, entre le familier et l’étranger – prend ici tout son sens. Non, encore une fois, que le principe soit infondé : c’est bien plutôt l’exécution qui pêche par sa hâte. Car cette frontière est édifiée à la va-vite : la distinction se fait sans réflexion. Même logique, ironiquement, que celle de Nike : il faut qu’il y ait un « nous » tout comme il doit y avoir un « vous » et, au fond, peu importe les raisons qui poussent vers l’un ou l’autre. Ce qui compte en dernière instance, c’est le camp que vous avez accepté de rejoindre. Pourtant c’est bien, comme l’écrit Charles Péguy, « ce qui élève [qui] unit » et certainement pas l’inverse. Pour des raisons sur le détail desquelles nous aurons sûrement l’occasion de revenir, le besoin ex ante d’unité est au cœur de la psyché de beaucoup de Japonais.
Depuis au moins la première fascination pour la Chine des Tang, le Japon est pour le moins changeant dans ses sentiments à l’égard des autres nations et de leur culture. Alternant entre phases de repli et d’ouverture, le Japon est souvent caractérisé – c’est devenu un poncif – comme une civilisation « assimilationniste », qui remodèle ce qu’elle reçoit d’ailleurs. Et ces frottements, pour le meilleur et pour le pire, sont souvent passionnels. Il n’y a qu’à voir le splendide isolement sous les Tokugawa ou le bouillonnement de l’ère Meiji, à l’opposé.
Le pataquès Nike laisse croire que les déchaînements de passion pour l’étranger ne sont pas qu’un lointain souvenir.
[1] Entendu au sens de J. Habermas
[2] Littéralement « bateaux noirs ». Terme qui servait à désigner les bateaux venus européens et américains, souvent de couleur noir, entre le XVIème et le XIXème siècle et singulièrement pendant la période dite « Bakumatsu » précédant la restauration impériale Meiji qui a vu les canonnières américaines de l’amiral Perry obliger les autorités à « ouvrir » le Japon, notamment en acceptant la signature de traités inégaux.
[3] La déesse du panthéon grec antique qui a inspiré la marque
[4] Cette traduction n’est en fait pas à proprement parler littérale dans la mesure où l’infinitif japonais n’a pas besoin de préciser le sujet de l’action, au contraire du français qui en l’occurrence a besoin d’un sujet pour rendre compte de cette espèce d’interpellation du spectateur.
[5] Référence au slogan publicitaire « CIC, parce que le monde bouge »