Deathnote, Histoire, Ennui & Volonté

Le Japon, pays où l’on s’ennuie ? L’idée a quelque chose de saugrenue pour ceux qui ont quelque familiarité avec l’archipel tant il nous vient plus souvent à l’esprit l’image de cohortes de salarymen besogneux que celle de dilettantes oisives. Quiconque s’est déjà frotté aux Japonais sait à quel point ceux-ci se font une idée peu glorieuse de la notion de temps libre et mettent un point d’honneur à n’être pas disponible sans préavis, ne serait-ce que pour le plus convenu des déjeuners. On pourrait me reprocher non sans quelques raison de grossir le trait ; entendons-nous au moins sur ceci que le Japon moderne fait plus de place à l’enchaînement frénétique des activités du matin au soir qu’au tête-à-tête avec soi-même, instants de solitude s’accompagnant souvent d’un certain ennui. Perspective terrifiante pour l’homme moderne qui ne se sent jamais aussi bien que lorsqu’il se lève le matin avec en tête l’emploi du temps détaillé de sa journée (les Japonais faisant dans ce tableau figure de premiers de la classe).

Ça n’a pourtant pas toujours été le cas, j’irai même jusqu’à dire que le Japon est une des civilisations où la question de l’ennui, et avec elle celle des motivations et des raisons de l’action humaine, a été posée avec le plus d’acuité. Beaucoup d’œuvres japonaises, y compris celles de la culture populaire contemporaine, font intervenir des protagonistes dont la principale, voire l’unique raison d’agir est à chercher dans l’ennui profond qu’ils manifestent à l’égard de la vie ordinaire et bien rangée qui constitue l’idéal de bien des Japonais traumatisés par la tumultueuse période s’étendant de Meiji à la guerre du Pacifique. C’est le cas du très populaire Deathnote et de ses deux principaux protagonistes, le lycéen Light Yagami et le dieu de la mort Ryûku, le premier d’une façon sans doute moins évidente que le deuxième mais tout aussi intéressante. Dans son acception la plus large, l’ennui est inévitable pour quiconque prend la peine et le temps de questionner son rapport au monde et aux autres. Il est le résultat, parfois aussi le point de de départ, de ce pas de côté qui nous décolle des « choses », des représentations auxquelles l’habitude a donné plus de consistance qu’elles n’en auraient mérité. Si l’on mesure la grandeur d’une civilisation à ce à quoi la mène ce pas de côté, le Japon mérite sans aucun doute que l’on se penche sur son cas.

Depuis que l’Homme est condamné à gagner son pain à la sueur de son front, les civilisations monothéistes n’ont laissé aucune place à l’ennui, qui n’est pour elles qu’un affront à la perfection de l’œuvre divine. Comment s’ennuyer dans un monde parfait où toute chose à son but et sa raison d’exister ? Ce n’est pas un hasard si le premier philosophe à faire l’éloge de l’ennui est aussi le premier à proclamer, avec la ferveur qu’on lui connaît, la « mort de Dieu ».

Pour le penseur et pour l’esprit inventif, l’ennui est ce « calme plat » de l’âme qui précède la course heureuse et les vents joyeux ; il leur faut le supporter, en attendre les effets à part eux : voilà précisément ce que les natures inférieures n’arrivent absolument pas à obtenir d’elles-mêmes ! Chasser l’ennui à tout prix est aussi vulgaire que travailler sans plaisir
Friedrich Nieztsche, Le gai savoir

Le confucianisme semble d’autant plus strict aux Occidentaux qu’il n’offre pas le secours de Dieu et de sa perfection aux individus portés à l’introspection et à la réflexion, les laissant seuls et sans horizon métaphysique face au monde et à son absence de sens. Ajouté à cela que le Japon, au contraire de la Chine, est une entité politique stable n’ayant dans son histoire que rarement eu à affronter de menaces directes sur son existence et l’on pourra imaginer la vertigineuse liberté dont beaucoup de Japonais à travers l’histoire eurent l’intuition quand le ciment confucéen venait à s’effriter.

Les Japonais n’accordent qu’un maigre intérêt à la politique. C’est une chose qui frappe de nombreux étrangers, singulièrement les Français, citoyens de la nation politique par excellence et pour lesquels c’est tout sauf un sujet de badinage. Combien de fois n’ai-je été témoin de cette scène particulièrement savoureuse, pour qui sait l’apprécier : un étranger (un étudiant mettons) se heurte à l’indifférence polie de son interlocuteur japonais alors qu’il tente de le persuader du bien-fondé de sa cause ou des vertus de son camp politique. Citons ici un passage du livre des « leçons du Japon » de Jean-Marie Buissou qui nous donne une idée générale du rapport des Japonais à la politique et à la façon dont le sujet est traité par les médias : « On peut voir dans ce choix [le choix de l’agencement du plateau TV d’un JT] délibérément baroque une façon de signifier aux téléspectateurs que tout ce qui se dit là n’est pas dramatique : inutile d’y accorder trop d’importance », ou plus loin : « Le monde est dangereux, la communauté nationale est protectrice. Pour autant pas de panique : ce ne sont que des jeux très simples qui ne doivent pas nous perturber plus que de raison. Soir après soir, l’auditeur […] se couche avec le sentiment d’avoir tout compris ».

Derrière cette désinvolture souvent moquée, l’expérience de plusieurs millénaires d’une histoire riche en intrigues, factions, renversements et autres péripéties à en crouler sous la profusion. Ce n’est pas au vieux singe qu’on apprend à faire des grimaces : on sait bien que la politique est avant tout le théâtre des vieilles passions humaines, au premier rang desquelles la soif de reconnaissance. Il ne servirait à rien de nier ces pulsions et de prétendre avoir des motivations opposées comme on le fait généralement dans les cultures marquées par la religion. L’histoire n’a pas à être chargée de sens, un sens unique de surcroît, comme elle l’est en Occident où elle est écrite par le vainqueur, qui inflige au vaincu la double-peine de devoir littéralement se retrouver du mauvais côté de celle-ci. L’histoire japonaise fait au contraire la part belle aux vaincus, « rien de ce triomphalisme souvent fondé sur le dénigrement de l’adversaire, qui peut rendre vains et creux, dans d’autres cultures, le récit de combats réels ou légendaires » pour le dire dans le style Maurice Pinguet (La mort volontaire au Japon). Au fond, le vaincu est essentiellement du même bois que le vainqueur : mêmes motivations, mêmes intentions. Il ne diffère que parce qu’il a gagné mais le succès se suffit largement à lui-même, il n’apporte aucune réponse ni surcroît de dignité. D’autant qu’il n’est, comme tout le reste, qu’éphémère.

Il n’y a pas, trait remarquable de l’histoire nippone, d’animosité pour le perdant. Il a joué, comme presque tout le monde y est naturellement poussé : il aurait pu gagner mais il se trouve qu’il a perdu. On serait bien en peine de trouver une raison à son inaptitude ou à son manque de chance : aucun dieu n’est intervenu en accordant ou en retirant des faveurs pour quelque destin à long terme.

Minamoto no Yoshitsune a été tué par son propre frère Minamoto no Yoritomo, plus habile et plus disposé à manipuler ses congénères dans le sens de ses intérêts. Cela ne l’empêche pas d’être le héros le plus célèbre du Japon, et sans doute le plus populaire, bien au contraire. Il inspirait si peu d’animosité à ses propres ennemis que ceux-ci, en la personne de Hojo Masako (l’épouse de Yoritomo), ont autorisé sa veuve, la danseuse Shizuka, à honorer sa mémoire alors qu’elle était venue contrainte et forcée participer aux cérémonies organisées par les nouveaux maîtres du pays.

Le vainqueur pousse même parfois l’élégance jusqu’à épargner le vaincu, se contentant de le forcer à l’exil. Une mansuétude particulièrement en vogue au long de l’époque Heian où les jeux politiques à la cour impériale était largement dominés par un seul clan, les Fujiwara, qui pour tout leur art consommé de l’intrigue n’en étaient pas pour autant inutilement sanguinaires. L’exil du moine Dokyo au VIIIème siècle ou celui du célèbre lettré Sugawara no Michizane deux siècles plus tard en attestent avec éclat.

Non seulement les Japonais ne haïssent pas les vaincus mais ils se prennent même d’affection pour eux, en particulier ceux qui comme Yoshitsune ne sacrifient pas la pureté de leurs intentions pour arriver à leurs fins. De ce sentiment la langue japonaise a conservé une expression : 判官贔屓 (hangan biiki), qui désigne la sympathie pour le héros qui n’a pas les mêmes moyens que son adversaire plus puissant et retors. Si le héros est tragiquement voué à perdre contre son rival c’est parce qu’il a conscience de la futilité et de la bassesse des mécanismes politiques et sociaux dans lesquels il se trouve empêtré. Cette petitesse est « incompatible avec les exigences de l’esprit et de la vérité » (Ivan Morris). Il n’a que faire des manœuvres, des compromis, du bon sens qui lui commande de se conformer aux exigences de la société du temps pour en tirer un parti avantageux, il ne se fie qu’à la pureté de ses propres sentiments. Cette recherche d’absolu, 誠 (makoto) ou « sincérité » en japonais, est le cœur secret de la philosophie des guerriers au Japon. Peu d’idées ont connu une fortune semblable dans l’archipel.

On ne se battait pas pour une grande cause, la guerre ne demandait pas à une idée de lui fournir sa raison d’être, il suffisait pour recevoir un sens exaltant qu’elle apparut comme le théâtre des valeurs martiales
Maurice Pinguet, La mort volontaire au Japon

Plus que les valeurs martiales, au pluriel, il fallait surtout que la guerre permette l’expression de ce qui les sous-tendait : cette volonté d’absolu qui ne peut trouver son ultime apaisement que dans la mort. Plus important encore que de savoir tuer il fallait savoir mourir. Il y a énormément de choses à dire sur le makoto lui-même mais revenons à ce qui nous occupe pour l’heure : l’ennui.

Un être hanté par ce besoin d’absolu, transformé en volonté inextinguible ne le laissant jamais en paix, ne peut que s’ennuyer au milieu de ses semblables, qui n’ont pas la même répugnance à œuvrer pour leurs intérêts matériels. Pourtant, aussi pénétrés qu’ils soient de la matérielle futilité des jeux politiques, les Japonais pour le meilleur ou pour le pire n’ont jamais conçu l’existence et l’expérience humaine hors de la société : jouons puisqu’il faut jouer. Et prenons ce théâtre pour ce qu’il est : l’occasion formidable le moment venu de révéler sa véritable nature, la spontanéité absolue qui anime. Il est remarquable que cette volonté d’absolu, qui semblerait devoir séparer les hommes les uns des autres en vertu d’une logique presque aristocratique, unisse au contraire les guerriers japonais qui ont eu l’esprit de créer un théâtre leur permettant de contenir et de résoudre cette pulsion dans l’horizon égalitaire de la mort, conservant en même temps les principes confucéens de la vie en société.

Car au Japon, l’ennui né du mépris pour le petit commerce des hommes ne conduit presque jamais à se couper de la société, il peut même avoir l’effet exactement inverse. Prenons le cas édifiant du héros que l’on ne présente plus dans les cercles japonophiles : Light Yagami (ou Kira) du manga et anime Deathnote. On notera sans peine le makoto qui l’anime, la sincérité dans son intransigeance avec la société et sa volonté de la changer. Non moins évident l’ennui profond que lui inspire ses interactions sociales. Pourtant, même lorsqu’il tombe sur l’instrument qui va changer le cours de son existence, il n’abandonne pas aussitôt le rôle qui lui incombe socialement. Bien au contraire, il s’absorbe littéralement dans son rôle de lycéen modèle puis dans celui du justicier-tueur, qui n’est en fait pas plus ni moins réel que le premier. On observe souvent chez certains Japonais une tendance à vouloir pousser la logique d’une idée ou d’un système jusque dans ses plus extrêmes limites, parfois jusqu’à l’absurde. C’est le cas ici de Kira qui idéalise, dans une attitude que nous jugerions typiquement enfantine, l’idée de justice jusqu’à lui sacrifier sa propre personne et son identité. C’est parce qu’il n’a au fond pas besoin de cette identité, qui appartient au monde qui l’ennuie et qu’il méprise, au monde des hommes, de la nuance, du compromis : sans importance au regard de la flamme qui l’anime, de la sincérité de son cœur et de son exigence d’absolu et d’instantanéité.

Et si cette attitude typiquement japonaise consistant à s’effacer derrière son travail était en fait, au même titre que le seppuku, un moyen de chercher l’absolu en-dehors des relations humaines vouées aux vicissitudes du temps, de la matérialité et de l’incertitude ? Le Japon n’a pas oublié la traditionnelle leçon du bouddhisme : l’ego, la persona (en latin) n’a aucune réalité et il est vain de s’y attacher. Il y a même une indéniable volupté à se fondre complètement dans un rôle, à y mettre tout son être au point de finir par oublier son identité et les questions qu’elle implique. De la même façon que l’on se sent agréablement seul au cinéma, au milieu de gens qui nous voit sans nous distinguer, pour reprendre une analogie de Kiyokazu Washida, professeur de philosophie à l’université Ôtani qui décrit cette « transformation de l’angoisse de l’interaction » (le concept est plus connu sous la plume de l’écrivain Elias Canetti). Maurice Pinguet décrit un phénomène similaire sous le nom de « narcissisme de rôle », reprenant un concept de George de Vos. En ce qui nous concerne, il n’est pas vraiment question de narcissisme à proprement dire puisque l’ego en est en principe absent mais plus d’une envie d’absolu contre l’incertitude et l’ennui qui va de pair.

Toute la puissance du personnage de Light c’est de porter en lui, l’une après l’autre, ces deux faces de la même réponse traditionnelle japonaise à l’ennui : d’abord la tentative de dissoudre son ego dans un rôle et une cause en attendant, presque inconsciemment, l’occasion de s’en débarrasser dans une ultime déflagration qui sera en fait la réalité de son être. Si Light peut, au juste titre d’antihéros tragique, nous inspirer une forme de commisération ; il ne manque pourtant pas d’une certaine noblesse. S’il n’agit sans doute pas réellement pour rendre la société plus juste et plus sûre, son idéalisme n’est pas pour autant un prétexte servant à dissimuler un banal instinct de domination mais la traduction concrète d’un pur besoin d’absolu, d’autant plus compréhensible et digne d’une certaine estime qu’il naît au moins en partie de la docilité et de la médiocrité qui imprègne la société dans laquelle il vit.

Ironiquement, l’enchaînement des épisodes tragiques qui mèneront Light à sa mort commence avec l’autre personnage principal dont la première chose que l’on apprend à son sujet dès son apparition est… qu’il s’ennuie terriblement. Dieu de la mort (Shinigami) de son état, Ryûku est immortel (sauf condition très particulière) et ne sait pas à quoi occuper ses journées. En fait, comme l’indique fort à propos le titre du premier chapitre qui relie les deux personnages, « ennui », Ryûku souffre du même mal que Light. Ce dieu de la mort n’est en effet pas comme les autres, il ne connaît pas exactement les propriétés du Deathnote qui est pourtant l’outil indispensable à sa préservation ; et la mise en scène du premier épisode suggère qu’il n’appartient pas au monde des dieux de la mort, qu’il n’est pas comme eux car il refuse de ne se préoccuper que de sa propre survie comme c’est le cas pour ses congénères. On retrouve ici le décalage typique du héros japonais qui n’accorde aucune valeur à la part animale de l’homme, à ses stratégies et ses manœuvres pour occuper la meilleure place possible au sein du groupe. Raison pour laquelle le duo qu’il forme avec Light s’avère particulièrement judicieux, peut-être même a-t-il choisi en conscience de donner son Deathnote à Light. Il soutient certes le contraire au principal intéressé mais il n’hésite pas en d’autres occasions à lui cacher des informations, tant que cela lui permet de se divertir. La vraie différence entre les deux c’est que Ryûku est en quelque sorte plus désabusé. Proche en cela d’une tradition de pensée plus proche de l’Occident, il ne croit pas en l’absolu que recherche si désespérément Light. Pas plus, logiquement, qu’il ne conçoit la mort comme le moment révélateur de cet absolu. Comme le Sisyphe de Camus, il a conscience de l’absurdité du monde et cherche sans le dissimuler des moyens de se divertir. Lorsque vient le moment fatidique d’inscrire le nom de Light dans son propre Deathnote (et donc de le tuer) il n’hésite pas. Il aurait pu se sacrifier pour ne pas avoir à tuer Light qui aurait alors passé le reste de sa vie en prison, pris de remords d’avoir joué avec la vie d’un humain, mais il n’en fait rien. Cela n’aurait aucun sens pour lui qui sait bien que la vie n’est qu’un jeu, dans lequel Light s’est plongé avec une ardeur qui ne pouvait mener qu’à cette fin (il lui avait d’ailleurs bien dit qu’il finirait au terme de cette aventure par écrire son nom dans son Deathnote).

En dépit de ce qui les oppose, Ryûku conservera jusqu’à la fin un certain respect pour cet humain qui, comme lui, connaît les affres de l’ennui mais que sa nature de mortel pousse vers la fuite toujours plus en avant, jusqu’à l’inéluctable. C’aurait presque été lui faire injure que de lui ôter ce dénouement tragique, le seul qu’accepte le makoto guerrier, et qui lui confère sa dignité.
Les derniers mots que le dieu de la mort lui adresse sont minimalistes car leur nature profonde les oppose sur le sens de la mort et de l’absolu mais trahissent ultimement son estime pour un être qui ne s’est pas contenté d’une banale vie de compromis :

いろいろ、面白かったぜ

Tout ça, c’était plutôt marrant !

Ryûku, Dieu de la mort

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4 commentaires

  1. Agathe a dit :

    Très bon article, beaucoup de concepts que je ne connaissais pas et en plus en lien avec un manga que j’aime beaucoup !

  2. à la recherche d'absolu a dit :

    C’est donc pour ça que je m’ennuie souvent en compagnie, je suis voué au Makoto, merci de m’avoir donné une si belle excuse à sortir pour chaque bâillement. En dehors de ça, article très instructif même pour un amateur du Nihon. En plus court ça serait top pour rester captivé.

    1. Hahaha mais de rien 🙂 D’un autre côté beaucoup de règles citées dans les ouvrages du bushidô préconisent généralement au samourai un stoïcisme parfait : il ne faut laisser transparaître aucune émotion, et donc aucun baîllement ! Effectivement l’article est très long mais les prochains seront plus courts 🙂 J’avais énormément de choses à dire, ayant choisi un sujet large pour marquer le coup (du premier article).

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